SAISON 2 : AMITA LA DANGEREUSE

 ÉPISODE 7 : Mise en bière

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Antoine Giscard Ébodé dit « Giresse » était un homme d’une carrure particulièrement imposante. Il avait été dans son passé un joueur de football plus ou moins réputé et à ses dires, il n’avait dû renoncer à une carrière dans l’équipe nationale camerounaise qu’à cause d’une blessure au genou mal soignée. Il était néanmoins toujours auréolé du prédicat « aurait pu » qui accompagnait les commentaires des incultes et ivrognes des bars. Cela lui garantissait une gloire sans fin et une invitation à toutes les tables sans qu’il n’eût jamais besoin de prouver quoique ce soit.

Quand cela arrivait, Giresse ressassait pour une centième fois sa rencontre avec Roger Mila ou alors les petites que l’ancien gardien de buts Thomas Nkono et lui se disputaient. En vérité, son intermezzo avec les stars de ce sport culte au Cameroun n’avait duré que le temps d’une préparation pour la coupe d’Afrique des nations pour laquelle il n’aurait de toutes les manières probablement pas été retenu. Blessure au genou ou pas.

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Entre-temps, un petit ventre avait remplacé les glorieuses tablettes de chocolat et les joues d’embonpoint étaient cachées par une barbe bien fournie. Les pensions pour athlètes étant considérées comme des élucubrations par les autorités sportives du pays, Giresse avait dû terminer à la hâte des études de lettres à l’université de Soa et s’était reconverti depuis en agent de contrôle pour le Ministère des Eaux et Forêts.  Il s’agissait là d’une activité particulièrement lucrative qui lui permettait de faire le tour du Cameroun aux frais du contribuable et de rapporter chaque week-end à son épouse Marianne des cargaisons entières de chimpanzés fumés ou de vipères grillées saisies auprès des villageois de ces zones reculées, et ce, au nom de la protection de la faune.

Ces festins réguliers de viande boucanée avaient eu un effet dévastateur sur le physique de l’homme, mais ce dernier, du haut de ses 1m90, surplombait quand même toujours aisément la foule amassée devant la minuscule morgue de l’Hôpital Central de Yaoundé. Quelques forces de sécurité engagées par M. Muguet, le manager de la défunte, essayaient avec peine de séparer la famille des badauds et autres journalistes. Tous espéraient apercevoir la dépouille de celle qui avait probablement été, même si pour une courte durée seulement, la plus grande star de la musique Bikutsi camerounaise. De loin, le visage de Giresse semblait impassible. Il se contentait juste de repousser de temps à autre sans ménagement les curieux qui avaient l’audace de le bousculer dans la cohue que provoquait cet événement sans précédents dans la capitale.

Les précautions prises par l’équipe du commissaire Atangana n’avaient malheureusement pas pu empêcher que, quatre jours seulement après sa visite à la jeune Solange, la nouvelle de l’assassinat se répande comme un feu de brousse. C’est finalement la FM96, le canal de radio le plus écouté de Yaoundé, qui avait annoncé l’information dans son journal de 8h prenant pour source la « maman » de la chanteuse, Marianne Ébodé. Le commissaire avait donc compris qu’il avait perdu son avance sur les médias et qu’il allait devoir désormais composer avec une horde de curieux et de journalistes à sensation chaque fois qu’il suivrait une nouvelle piste de ce dossier. Il n’avait pas été dupe et savait que quelqu’un allait à un moment ou un autre vendre la mèche à la presse, mais il devait s’avouer avoir pensé que ce serait Mboudou. Quel qu’en soit le cas, le temps ne jouait plus en sa faveur. L’annonce faite par le ministre de l’intérieur indiquant que c’était son équipe à lui et pas une autre qui avait pris l’affaire en main, avait au moins eu l’effet de rassurer les nombreux fans de la diva, mais avait aussi mis tous les journaleux à leurs trousses.

Devant la morgue, c’est Marianne Ébodé qui pleurait le plus fort. Aux côtés de son époux, son Kaba noir cousu pour l’occasion contribuait à mettre en valeur sa montre en or et son sac à main Pierre Cardin. À côté, la véritable mère de la défunte était assise à même le sol. Elle devait être dans la soixantaine mais en faisait le double. Elle ne semblait pas voir les gens autour d’elle et portait sa tête dans sa main gauche pendant que ses yeux étaient rivés vers le sol. Toute son expression dégageait l’immense tristesse de ces gens qui ont tout perdu, et pour qui toute formule de consolation ne serait que de la confiture donnée aux cochons.

La salle de mise en bière s’ouvrit enfin dans un brouhaha et un jeune homme passa la tête par la porte en vieux bois. Le commissaire, qui observait la scène à bonne distance depuis le balcon du médecin légiste Éric-Stephane Bissiongol, ne pouvait pas entendre ce qui était dit. Il supposa que l’on venait annoncer que la dépouille était désormais prête. La famille et rien qu’elle fut enfin conviée à pénétrer dans la petite pièce pour y faire ses adieux.

Le processus de sélection de « membres de famille » réels et factices n’était pas si évident qu’il aurait pu paraître. Les deuils étaient régulièrement accompagnés de leur cortège de « pleureurs » et de « pleureuses ». Ceux-là n’étaient rien d’autre que des « je m’invite » espérant soit une bouteille de bière pendant la collation qui suivait habituellement les enterrements ou, pour les dames célibataires, de faire la rencontre d’une personnalité de premier rang qu’elles pourraient convaincre à l’aide de décolletés plongeants, de venir s’épancher dans un hôtel proche moyennant une rémunération quelconque. La charité chrétienne disparaissait des mœurs africaines à vitesse grand V,  et la douleur qui accompagne ce genre de cérémonies n’était plus que réservée aux parents les plus proches.

Le processus de sélection dura encore quelques minutes. Giresse et son épouse disparurent finalement du champ de vision du commissaire Atangana. Avant de s’engouffrer dans la minuscule salle sans fenêtres, l’ex-footballeur   prit le bras de son épouse et effectua avec ses pouces un mouvement particulier qui n’était pas du tout inconnu à Joseph Atangana. Il lui fallut toutefois quelques minutes pour se souvenir avec exactitude de l’endroit où il l’avait vu pour la première fois.

Pascal qui se tenait à ses côtés sur le balcon et qui ne le connaissait comme personne, réalisa tout de suite que quelque chose d’assez important venait de se produire sans pour autant comprendre de quoi il pouvait bien s’agir. Déjà, il avait caché son irritation à l’annonce de son chef de se rendre à la levée de corps de la chanteuse. Il n’en voyait pas vraiment l’intérêt. Joseph lui avait simplement répondu en souriant qu’on y apprenait beaucoup sur les gens et leurs interactions, précisément au moment où ils se sentaient le moins observés.

« Il y a quoi Jo ? » demanda l’inspecteur, persuadé néanmoins qu’il n’obtiendrait pas de réponses satisfaisantes. Son chef détestait dévoiler ses cartes tant qu’il n’était pas sûr à 100% de son cas.

La question du commissaire fut pour le moins totalement inattendue :

« Tu fais quoi cet après-midi ? »

—  Pourquoi ?

—  Je vais te déposer au stationnement. Tu vas prendre un car et te rendre à Bertoua pour y vérifier quelque chose pour moi. Pendant ce temps, moi je vais m’entretenir avec la vraie mère de Mme Owona ! »

 

***

Il était désormais presque 14h de l’après-midi et la chaleur était brusquement devenue insoutenable. La clim du Fortuner tournait à plein régime pendant que les deux policiers se démenaient dans une cohue de véhicules aussi vieux que Mathusalem, tentant de se frayer leur chemin à coups de klaxons vers le parking devant la boulangerie Acropole.

Pascal qui ne sortait en général jamais sans un copieux petit-déjeuner avait déjà une faim de loup. Les deux hommes décidèrent d’aller d’abord casser la croûte au restaurant Le Paradis qui se trouvait à quelques minutes de voiture seulement du parking, lorsque Pascal remarqua :

« As-tu vu la Toyota Carina grise derrière nous ?»

Joseph jeta un bref coup d’œil dans le rétroviseur.

« Oui, elle nous suit depuis que nous avons quitté la morgue.

— Que fait-on ? demanda Pascal

— On va manger. Préviens Mboudou et Mbarga. On ne sait jamais. On va manger et après, on avisera. Il ne se passera rien en pleine journée. »

Le Fortuner quitta la route principale goudronnée pour s’engager dans une ruelle d’un ghetto où s’entassaient des dizaines de pauvres diables dans des habitations de fortune en vielles tôles d’aluminium, dans lesquelles il devait bien régner une température de 60°. Le quartier semblait déserté. Les chiens errants qui léchaient leurs multiples plaies avaient trouvé refuge sous le seul manguier environnant et partageaient leur coin de paradis avec quelques chats de gouttière affamés. Dans la galère, on enterre volontiers la hache de guerre. Le Restaurant Le Paradis se trouvait à la fin de la ruelle qui n’avait rien de bien paradisiaque malheureusement. Les meilleurs tournedos[1] se trouvaient toujours dans les endroits les plus insolites.

Joseph qui roulait déjà à moins de 20km à l’heure pour éviter que les nids de poule de la route ne se transforment en cimetière pour les amortisseurs du Fortuner, dut ralentir encore pour se garer sur le bas-côté en face du restaurant séparé seulement de la « chaussée » par une rigole à moitié asséchée, dans laquelle s’écoulait encore un fil d’eau de lessive provenant des baraques en amont. Il jeta un dernier coup d’œil dans le rétroviseur et bien lui en prit : la Toyota grise avait freiné elle aussi et les deux officiers purent distinguer nettement le bout d’une Kalachnikov pointer de la fenêtre côté passager déjà à moitié abaissée. Ils entendirent le bruit sec d’une culasse claquer et comprirent très vite qu’ils n’en étaient pas loin de manger du Ndolè[2] par la racine.

***

Joseph Julio Iglesias Antagana n’était vraiment pas ce que l’on pouvait qualifier de peureux. Il avait obtenu pendant ses années d’études en Allemagne le grade de « Maître » en Judo et un deuxième dan ornait désormais sa ceinture noire. Néanmoins, voir le bout d’une arme pointer à quelques mètres seulement de sa voiture avait suffi à lui faire couler une désagréable sueur froide dans le dos. Sa chemise blanche lui collait à la peau.

Pourquoi était-il encore en vie ? Parce que ses agresseurs étaient soit aveugles, soit ils n’avaient jamais tenu une Kalachnikov dans les mains. Ce qui était assez étonnant quand on supposait qu’il ne pouvait s’agir que de professionnels aguerris. Qui d’autre aurait eu le cran de les attaquer ainsi, à ciel ouvert et en pleine journée dans un faubourg de la ville ?

Les bons réflexes acquis pendant sa formation à l’école de police de Stuttgart avaient ressurgi au meilleur des moments. En effet, Pascal et lui avaient instinctivement plongé sous leurs sièges dès la première rafale et d’un mouvement rapide, Joseph avait pu engager la marche arrière du véhicule.

Sans même avoir à relever la tête, il appuya de toutes ses forces sur l’accélérateur. Le Fortuner s’éleva presque dans les airs et percuta la Toyota des deux agresseurs de plein fouet. Le choc fût d’une rare violence et le silence qui s’en suivit presque fantomatique. Les clébards galeux avaient déjà quitté leur refuge sous l’arbre et aboyaient. Les chats, eux, fidèles à leur espèce, étaient depuis longtemps partis en courant et épiaient la scène à bonne distance depuis les toits en tôles des habitations voisines. Quelques curieux étaient sortis de leurs baraques et observaient avec curiosité comment l’inspecteur Étoundi et le Commissaire Atangana s’extirpaient de la Fortuner, légèrement sonnés mais armes de service au poing. Joseph se félicita du choix de la Fortuner dont la masse et la stabilité les avaient préservés du pire. Ils s’approchèrent lentement de la Toyota Carina broyée.  À quelques mètres seulement de la voiture, ils ordonnèrent à ses occupants d’en sortir les mains levées.

Pas de réponses.

Les deux policiers s’approchèrent encore un peu. Le spectacle qui s’offrait à leurs yeux était à peine soutenable. Le choc et le recul avaient projeté les deux jeunes assaillants contre le pare-brise. Les sièges étaient recouverts de sang et de restes de cervelles. Il ne fallait pas avoir fait de longues études de médecine pour constater qu’ils étaient morts. Pascal passa la main au travers de la fenêtre ouverte pour fouiller les poches de l’homme assis du côté passager. Sa kalachnikov qui avait vu des meilleurs jours était encore fumante et gisait sur le plancher du véhicule. Ce n’est qu’après quelques minutes que Pascal sortit triomphant un vieux porte-monnaie en cuir malheureusement vide.

La fouille du second homme aboutit au même résultat. C’est en regardant sur le plancher que Pascal découvrit un vieux portable Nokia, probablement tombé après le choc. La mémoire ne contenait qu’un seul numéro. Pas de noms. Les deux jeunes gens étaient vêtus comme des gueux. Ils étaient très sombres de peau et avaient des traits très fins. Le commissaire en conclut qu’ils devaient être des Peuls du Nord Cameroun. Un vrai gâchis de vies pensa-t-il.

Les badauds commencèrent à affluer vers la voiture et les policiers, pas rassurés, durent expliquer la situation en quelques mots afin d’éviter un possible lynchage. En effet, cela était devenu l’un des passe-temps préférés des oisifs de la capitale. Et il y en avait beaucoup.

Il était temps d’appeler des renforts.

Il fallut attendre l’arrivée des collègues du commissariat du 19ème ainsi que celle de Mboudou et de Mbarga, avant de pouvoir repartir avec le Fortuner fortement endommagé.

Il était presque 17h de l’après-midi et les derniers cars pour Bertoua, la capitale de la province de l’Est du pays, s’apprêtaient à quitter le stationnement. L’inspecteur pascal Étoundi s’engouffra dans le dernier car, juste au moment où les portes du véhicule de type Hyace se refermèrent, engloutissant dans ses entrailles des passagers serrés à suffoquer.

Derrière lui, le commissaire Atangana se remettait lentement de ses émotions. Une attaque aussi osée et bien planifiée en pleine ville était une première à Yaoundé. S’étaient-ils rapprochés sans le savoir de l’assassin d’Amita la Dangereuse ? Venaient-ils d’être la cible d’un attentat orchestré par des adversaires n’étant pas liés à cette enquête ? La seule piste qu’il possédait était ce vieux portable Nokia qu’il gardait encore dans sa main tremblante. L’heure était désormais arrivée de composer ce fameux numéro…

[1] Restaurants de rue
[2] Plante légumière dont les feuilles sont consommées vertes et servent de base à l’un des plats nationaux du Cameroun (Vernonia)

Par Félix Oum


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À propos de l’auteur
Félix Oum

Félix Oum

FÉLIX OUM

Félix Oum est né au Cameroun et a fait ses études en ingénierie à l’université technique de Berlin. Il travaille dans le domaine énergétique à Stuttgart. Il se passionne depuis des années pour le dessin et l’écriture, plus précisément l’écriture de poèmes et le travail à un roman. Très attaché à son Cameroun natal, il décide en Mars 2014 de se lancer dans la rédaction d’une série de nouvelles sur le quotidien des forces de l’ordre face aux réalités africaines avec l’intention affichée de donner ainsi à son pays son premier « Sherlock Holmes ».

 

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