« Mais leurs yeux dardaient sur Dieu » de Zora Neale Hurston : le luxe de vivre pour soi

par Sarah Assidi
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Zora Neale Hurston - Mais leurs yeux dardaient sur dieu

Publié une première fois en anglais en 1937, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu est un roman écrit par Zora Neale Hurston, dans un contexte de renouveau de la littérature américaine. Œuvre emblématique de la « Harlem Renaissance », elle s’inscrit dans la lignée des héritiers d’une nouvelle orientation littéraire, en rupture avec la tradition romantique au profit d’un réalisme critique soulevant des problématiques sociales. Toutefois, le roman ne se réduit pas à une histoire de race dans la mesure où son réalisme critique n’évince pas la question de l’émancipation amoureuse au cœur du roman. Paru le 13 septembre 2018 aux éditions Zulma, et traduit par Sika Fakambi, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu est une histoire d’amour, tumultueuse et sensible, mêlant avec finesse problématiques sociales et prouesses poétiques.

« Donc au commencement il y avait une femme »

Zora Neale Hurston nous introduit avec douceur dans une Amérique violente et inégalitaire. Au début du roman, son personnage principal Janie est de retour dans la ville où s’enfilent médisance et mépris à l’encontre de son être beaucoup trop beau et trop volontaire pour des villageois démunis car « Le cœur envieux, ça fait les oreilles traîtresses ». Le portrait de Janie se dessine à travers l’allusion aux navires esclavagistes et une réflexion sur l’homme et sa faculté à se remémorer les êtres et les choses. La femme, introduite dans une intertexualité biblique, fait office de genèse du roman : elle est la source de l’histoire qui nous sera racontée à partir d’une longue analepse romanesque.

Conscience de soi

C’est le contact avec autrui qui nous permet d’appréhender notre être. Ce contact se fait violent, drôle et réflexif dans le récit qu’offre Janie à sa meilleure amie. Nous apprenons que Janie a grandi entourée de blancs, dans le confort d’une famille aisée, sous l’œil protecteur d’une grand-mère aimante. Protégée et déconnectée de la réalité de sa condition, Janie finit par découvrir qu’elle est noire à l’âge de six ans.

« Tellement j’en ai passé du temps avec eux les ptis blancs que jusqu’à mes six ans par là j’ai jamais su que j’étais pas blanche. »

Le récit de ses souvenirs emprunte un langage populaire aux syllabes mâchées et expressions idiomatiques dont la traduction tend à maintenir le sens. Progressivement, les contours de sa trajectoire se dessinent : fruit d’un viol, Janie est contrainte de réaliser les vœux de sa grand-mère, pour qui la protection est indissociable d’une vie de femme rangée, c’est-à-dire mariée et soumise à la volonté de son homme.

 

Mariage de raison

Dès l’apparition de la métaphore florale de l’éclosion des sentiments liée au bourgeon du désir, le parfum des ennuis se fait sentir.

« Il l’avait appelée pour lui faire contempler un mystère. Sur les tiges brunes et nues l’apparition de bourgeons à feuilles reluisants ; entre ces bourgeons à feuilles la neigeuse virginité d’une floraison. Elle en fut profondément ébranlée. Comment ? Pourquoi ? C’était comme un chant de flûte oublié dans une autre existence. »

La grand-mère de Janie, Nanny, décide alors de la marier au « Broda Lodan Killicks » afin d’échapper aux souffrances du viol et de la défloraison immorale. Très vite, cette union se solde par un échec qui signe le passage à l’âge adulte de la jeune Janie

« Elle savait maintenant que le mariage ne faisait pas l’amour. Ainsi mourut le premier rêve de Janie, ainsi devint-elle femme. »

Ce premier échec marital succède à un second échec qui voit se dissiper « la floraison des choses ».

La floraison des choses

Malgré la violence des sujets dans le livre de Zora Neale Hurston tels que le machisme, l’esclavage ou le viol, la langue emprunte des voies poétiques insoupçonnées. Parmi ces voies, tout au long du roman, nous assistons à une « floraison des choses » fragile et délicate. Janie, inconsciente de sa beauté et de sa force, se plie progressivement aux battements de son cœur et, après s’être mariée à un homme ambitieux et autoritaire (Jody) décrit comme un « tourbillon parmi la brise », décide de cesser d’être « une corolle de pétales ouvertes pour lui ». Dès lors, la violence conjugale voit s’anéantir ses rêves de plénitude dans une extrême poésie qui lui rendra justice.

« Comme elle ne lisait pas de livres elle ne savait pas qu’elle était le monde entier et les cieux concentrés en une seule goutte. »

Le luxe de vivre pour soi

Lorsque le second époux de Janie décède, la libération se fait physique et capillaire. Une longue natte remplace alors le fichu dont l’affublait de force son mari. « Le monde en bouteille », Janie fait la rencontre de Tea Cake, 10 ans son cadet. Celui-ci n’a ni parcelle de terre, ni boutique, mais un langage poétique à vous renverser. Soupçonné d’opportunisme, Tea Cake suscite méfiance et mise en garde. Pourtant, il est le personnage qui confirmera l’autodétermination de Janie. Soucieux de son bonheur, il permet à Janie de s’affirmer. Dans le même temps, les maux de la société sont criblés de critiques : le colorisme de Mrs Turner cherchant à « clarifier la race » est tourné en dérision, les rapports sociaux entre personnages noirs et personnages blancs sont déconstruits et dans un élan d’amour et de libération Tea Cake assène un coup de poésie et de bonheur ultime en offrant à Janie, dans une Amérique ségrégationniste, le luxe de s’aimer et de s’accepter.

Ainsi, le roman de Zora Neale Hurston se démarque par la puissance de sa poésie et le génie de la romancière qui n’en a pas fait un simple roman à thèse. Les multiples rebondissements du parcours de son héroïne et la poésie avec laquelle sont traitées les questions sociales nous enseignent que charité bien ordonnée commence par soi-même. Les notions de sacrifice, de bonté soumise et de dépendance s’estompent au profit du libre arbitre d’une héroïne qui tout au long du roman s’accordera le luxe de vivre pour soi.

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