« On peut trouver des réponses aux dysfonctionnements des sociétés en Afrique en examinant les manières d’aimer dans leurs intimités »: Charles Gueboguo

par Baltazar Noah
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Charles Gueboguo est sociologue et comparatiste d’origine camerounaise basé aux États-Unis. Il s’est fait connaître dans les années 2000 par ses travaux pionniers sur les problématiques des sexualités marginales en Afrique francophone. Ses approches, théoriques et conceptuelles, originales et très bien documentées, couplées aux recherches de terrain, tranchaient sans complaisance avec les discours et les pratiques communément admis en terre d’Afrique sur la question. Ce qui ne lui a pas valu que des amitiés. Il revient cette fois-ci sur la scène avec un premier roman : Cacophonies des voix d’Ici qui paraît en ce 23 mars 2018 chez Lys Bleu Éditions.

Afrolivresque : Vous êtes surtout connu comme sociologue et vos travaux sur les sexualités marginales en Afrique ont marqué plusieurs générations, pourquoi un roman ?

Charles Gueboguo : Question très intéressante, en apparence très simple, mais qui va m’obliger à préciser le contexte premier que vous avez évoqué. En effet, j’ai une formation de sociologue politique, et tous mes travaux depuis plus d’une décennie ont été orientés vers les sexualités des groupes minoritaires en rapport ou non avec la problématique du VIH en Afrique. C’étaient des travaux pionniers à l’époque, et toutes mes publications étaient également spécialisées, et s’adressaient donc en majorité à un public d’experts. Même si j’ai pu constater, par la suite, que l’étendue desdits travaux était allée au-delà. Mais il n’en demeure pas moins que la thématique était pointue et commandait un discours et des outils d’approches tout aussi pointus, mais pas nécessairement destinés à un public large. La nécesité d’atteindre ce public s’est imposé.  C’est comme cela que m’est venue l’idée d’écrire un roman, idée que je nourris depuis 2011.

S’agit-il donc dans le roman Cacophonies des voix d’Ici d’une continuité de vos précédents travaux mais, sous un format grand public ?

Il ne s’agit pas d’une continuité et c’est très important à préciser. En changeant de support, je fais le choix d’établir une rupture radicale. En effet, après plus d’une décennie à discourir sur les mêmes problématiques et bien qu’à partir d’angles variés, il est temps pour moi de passer à autre chose. De parler d’autre chose. D’aborder d’autres thématiques. Ce d’autant plus que comme je le disais plus haut, je suis sociologue politiste.

Quand je me suis installé aux États-Unis, j’ai fait de la littérature comparée pendant cinq ans. L’univers romanesque et sa production m’intéressent beaucoup en tant que comparatiste et maintenant en tant que romancier aussi. On verra bien si je parviendrai à convaincre le grand public sous cette nouvelle casquette-là.

Comment s’est opérée la transition entre le critique littéraire et le romancier ?

Vous constaterez qu’il n’y a pas souvent beaucoup de critiques littéraires qui sont romanciers. Bien que la frontière entre les deux activités puisse parfois être fine, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de deux disciplines totalement différentes. Un bon critique n’est pas nécessairement un bon romancier et vice versa. Les écoles sont différentes. Les approches aussi. C’était pour moi un défi majeur de pouvoir être en mesure de narrer une histoire sans verser dans l’essai ou dans une narration qui s’y apparente. J’ai été aidé en cela par mon bagage culturel et mes origines camerounaises. Il existe un ethos de style et de narration qu’on partage presque tous et que vous retrouvez fréquemment chez les auteurs ressortissant de ce pays : il s’agit d’une approche dotée souvent d’une forte violence dans la narration, sous un gant de beaucoup d’humour ou un style très ironique. C’est illustré, entre autres, chez Calixthe Beyala, Mongo Beti, Ferdinand Oyono et chez nombre d’écrivains Camerounais contemporains.

Y-a-t-il un aspect autobiographique dans votre premier roman ?

Hum ! Dans l’immédiat comme ça, je ne pense pas. Bien sûr que pour un premier roman, et je dirais même pour toute œuvre créative, on puise nécessairement auprès et/ou autour de soi. Le pays que je décris par exemple, « Ici », on peut lui trouver une forte similitude avec mon pays d’origine, le Cameroun. Mais puisque je connais aussi un peu la Côte d’Ivoire (j’évoque d’ailleurs Babi), le Sénégal ou Jo’burg, si une lectrice de ces autres régions de l’Afrique s’y retrouve, alors j’aurais réussi mon pari.

À un moment, deux des protagonistes : Bitomo et Allompo évoluent aux États-Unis, dans les villes d’Ann Arbor et de New York City. Deux villes que je connais très bien. Mais d’avoir évoqué ces villes, entre autres, c’était surtout par souci de vraisemblance. Paresse, aussi, probable. Puisque c’était plus facile de parler de la 125e ou de West Harlem où l’on retrouve, entre autres, le quartier Africain « Little Senegal » et toutes ses humeurs à New York City, que de parler par exemple de Lisbonne où il m’aurait été plus difficile de me rappeler le nom des ruelles et leur parfum.

Quelles sont les thématiques que vous abordez dans Cacophonies des voix d’Ici ?

Cacophonies des voix d’Ici, et donc des voix de chez vous, où que vous soyez en Afrique, est le récit de plusieurs parcours de vie, quatre précisément, dont les relations amoureuses traumatisées vont influencer le cours de toute leur vie, à travers les enjeux psychopsychanalytiques qui en découleront.

J’essaie de montrer que les choix non heureux qu’on peut être amené à faire quand nos ambitions ou nos rêves sont frustrés ou violés ont nécessairement des conséquences fâcheuses. Mais ces ambitions peuvent être rattrapées, bien que ce soit au prix de nombreux sacrifices. Cet état de choses m’a surtout permis, par ricochet, d’aborder comment toutes ces frustrations amoureuses, et voire, sociales, informent et travaillent la vie politique d’ »Ici ».

Les voix des amours meurtries, des déchirures deviennent donc des tiroir-trajectoires par lesquels je suis rentré pour mieux poser, plus tard, un bilan des gestions des politiques africaines, après plus de 50 ans d’indépendance.

Vous avez une approche qui met en exergue deux mondes : un monde onirique et un monde réel…

Cette approche trouve sa raison d’être dans la mémoire historique dont ce premier ouvrage romanesque a pour ambition de contribuer à forger. Cela, pour mieux cerner le présent, essentiellement le dépasser. Et la façon que j’ai trouvée pour ce faire, c’était de l’aborder à travers ces déchirures amoureuses et les trajectoires individuelles qu’elles ont influencées. Elles en deviennent des formes d’allégories pour mieux faire le point, avec le regard d’aujourd’hui, 56 ans après les indépendances en Afrique. Pour moi, faire le point ne m’aurait pas semblé complet si je n’avais pas pris aussi en compte les vécus oniriques qui font partie du tissu social de plusieurs sociétés en Afrique. Plusieurs éléments cosmogoniques forment le ciment de ces sociétés.

Pour vous, la littérature devrait-elle nécessairement être un engagement politique ?

Non. Ce n’est pas une nécessité. Les fonctions de la littérature sont multiples et variées. On doit pouvoir dépasser la question du seul engagement politique, sauf si les questions connexes peuvent servir à informer, entre autres, le politique mais, aussi le sociologique ou le psychanalytique.

J’ai choisi de faire en sorte que la littérature puisse s’inviter dans les problématiques complexes de réconciliations et conférences nationales, en me servant de la question des relations amoureuses accidentées comme bifurcation. Plusieurs pays en Afrique subsaharienne ont refusé de programmer des conférences nationales dans le courant des années quatre-vingt-dix ; il m’a semblé que la littérature pouvait se servir de cette brèche pour les réinviter dans le débat public.

On peut trouver des réponses aux dysfonctionnements des sociétés en Afrique en examinant les manières d'aimer dans leurs intimités Cliquez pour tweeter

L’Afrique du Sud a osé une réconciliation nationale. Le Rwanda post-génocide a mis sur pied des gacaca, ou des justices communautaires, pour confronter une réalité d’après-guerre traumatisante, mais nécessaire pour que la nation puisse guérir et avancer. Et on peut constater les résultats aujourd’hui, l’Afrique du Sud et le Rwanda, malgré quelques imperfections, restent des modèles sociopolitiques qu’on peut citer comme référence. C’est pour moi une manière de suggérer qu’il faille se poser : après 56 ans d’indépendance. Faire une pause pour faire un inventaire social critique, et donc, analytique. Inventaire qui au final pourrait servir d’héritage historique aux générations qui s’en viennent. Mais encore, cet état des lieux pourrait permettre de mieux cerner les tragédies de troubles sociaux qui sévissent actuellement sur pratiquement tout le continent.

La littérature peut essayer de combler ce vide qui se fait gouffre de l’absence pacifiste de tradition de remise en question publique, une manière de remettre au goût du jour les joutes autour des fameux arbres à palabres (qui ont marqué l’Afrique de l’Ouest). D’où cette idée sous-jacente et récurrente du gacaca/arbre à palabres qui traverse de fond en comble tout le récit.

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Vous avez fait allusion à l’aspect politique qui semble aller de pair avec la problématique des amours traumatiques. Entre « colonialité », « postcolonialité » et « mondialité », où vous situerez-vous ?

Les dynamiques des relations amoureuses, ses heurs et malheurs sont universels, quoique se jouant au niveau de l’infiniment petit, c’est-à-dire l’individu. C’est d’ailleurs cela qui en fait toute la richesse. Mais dans ses manières d’aimer, si l’on se donne la peine d’examiner leurs intimités, on peut trouver des réponses aux dysfonctionnements et/ou aux bons fonctionnements des sociétés en Afrique. C’est pourquoi le politique, dans Cacophonies des voix d’Ici, reste chevillé aux trajectoires de ces déchirures amoureuses.

Quels sont les auteurs qui vous ont inspiré ?

Je vais vous surprendre en vous disant que ce ne sont curieusement pas les auteurs camerounais, que, soit dit en passant, j’admire beaucoup, du moins certains d’entre eux. J’ai été fortement et largement influencé par Ahmadou Kourouma. Ébloui par comment il est parvenu à « Malinkéiser » la langue française, et comment le français sous sa plume en est enrichi. Et que dire de son humour débordant ? Il parvient à vous décrire des scènes tellement dures et avec un tel humour que vous êtes partagé entre le désir de rire aux éclats et de marquer une pause pour réfléchir à ce que vous venez de lire… Bon, c’est lui que j’avais en tête. Mais puisque j’ai lu Mongo Beti plus jeune, et que j’aime beaucoup Calixthe Beyala, que je ne boude pas Chinua Achebe ou Noviolet Bulawayo, il se pourrait bien que mon approche s’en trouve au final être un savant mélange de tous ces génies de la littérature africaine. Je laisse le soin aux critiques d’en décider. Je ne saurai me risquer à être juge et partie (rires).

Quel message veut faire passer le romancier Charles Gueboguo avec Cacophonies des voix d’Ici ?

Je suis un pacifiste et un idéaliste incorrigible, c’est le bon sens de l’amour qui finit par l’emporter dans Cacophonies des voix d’Ici … Pour une meilleure gestion du politique. En tout cas une gestion qui laisserait en héritage, aux générations à venir, un socle de valeurs et d’historicité solide sur lequel elles pourraient s’appuyer pour mieux se construire. Pour avoir la possibilité de ne plus avoir à reproduire nos manquements historiques. Pour être en mesure de perpétuer les heureux savoir-faire, quand ils existent, dans le but de toujours s’améliorer. Ce n’est pas un hasard si le récit se ferme sur un des enfants entourant le griot qui prend la relève. C’est donc un discours fort d’espoir. Il faut encore y croire.

Propos recueillis par Nkul Béti

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