SAISON 3 : Deux marabouts, un pasteur.
ÉPISODE X: Deux marabouts, un pasteur
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Les gouttes de pluie explosaient dans les broussailles telles des pastèques mûres sur un sol bétonné. L’herbe grasse et verte qui poussait à tout vent autour du hangar désaffecté en accueillait les éclats humides sur ses feuilles ouvertes, faisant le plein de minéral avant la saison sèche qui n’allait plus tarder. Les tôles disparates et rouillées recouvrant ce qui restait de ce qui avait été un garage ne laissaient filtrer qu’une très faible lumière du jour que le ciel sombre étouffait.
L’orage avait redoublé. Il fallait presque hurler pour s’entendre.
Des conditions idéales pour les desseins de Gaston Zambou.
Il était assis là, sur une vieille caisse, tournant nonchalamment son couteau de cuisine sur un morceau de ciment qui avait jadis fait partie du plancher de l’édifice. Son regard était rivé vers les restes des fenêtres désossées. Ses pensées perdues dans le lointain. Il n’y avait presque plus d’habitations à la ronde et des hautes herbes à taille d’homme cachaient la vue sur le reste du quartier à plusieurs centaines de mètres. La cache de Philémon Onguéné était parfaite. Ils allaient être tranquilles.
Alain Tonyé gémissait, assis par terre, le dos appuyé sur un pan de mur, les mains ligotées avec du fil de fer que Philémon Onguéné avait trouvé dans son véhicule. À chaque mouvement, ses menottes improvisées s’ancraient encore un peu plus dans sa chair, déchiquetant sa peau sombre, laissant apparaître quelques morceaux de graisse blanche, là où le sang s’écoulait sur sa chemise de la même couleur. Pour le dissuader de crier, l’assassin de Pasto le Marabout et de sa compagne lui avait assené de nombreux coups. Son visage était tuméfié. Il avait déjà perdu une dent et son œil gauche boursouflé ne distinguait quasiment plus rien. Gaston Zambou avait assisté à son supplice sans rien dire. Malgré la douleur et la panique, l’attitude de son collègue l’intriguait néanmoins. Son rival au ministère des travaux publics semblait ne pas véritablement savoir ce qu’il avait l’intention de faire. Il lui paraissait gagné par la lassitude, un peu comme si ses planifications s’étaient arrêtées au moment où il l’avait enlevé dans la demeure de sa maîtresse à Odza, flanqué de son tortionnaire maison. Il y avait néanmoins une lueur d’espoir dans ce comportement ambigu. Une chance de s’en tirer vivant. Son cerveau réfléchissait à toute vitesse, répertoriant ses options. Sa première phrase allait être décisive, pensa-t-il.
Zambou se leva enfin en s’appuyant délicatement sur la caisse où il était assis. Lui aussi cogitait intensivement. Inconsciemment, il avait espéré que quelqu’un l’arrête. Il s’était presque réjoui de l’annonce par le pasteur Jean-Marie Mbengue de l’entrée en scène du redoutable commissaire Atangana. Jamais il n’avait pensé qu’il aurait été aussi facile d’en arriver là, face au commanditaire de l’assassinat de son Marcel.
Et pourtant.
Il ne s’enorgueillissait pas pour autant.
C’était une chose de s’imaginer mutiler ou tuer un homme. C’en était une toute autre de se retrouver face à lui et d’avoir à le faire réellement. Il avait beau avoir le physique de l’emploi, il n’était pas un assassin. Sa main gauche tremblait. Il la replongea dans la poche de son pantalon, espérant que son vis-à-vis ne s’en soit pas aperçu. Ce n’était pas le bon moment pour montrer de faiblesse; surtout qu’Onguéné, debout à côté d’Alain Tonyé, donnait déjà de sérieux signes d’impatience.
***
Joseph Julio Iglésias Atangana ne s’inquiétait pas vraiment qu’on les entende. L’averse qui se déversait sur les policiers formait maintenant un imposant rideau gris devant eux et couvrait leur avancée. Planqués dans la broussaille, à quelques pas seulement des trois hommes en face d’eux, ils avaient une excellente vue d’ensemble de la situation et pouvaient observer Gaston Zambou, manifestement indécis, faisant des va-et-vient autour d’un Alain Tonyé terrifié et vraiment mal en point.
Malgré la demande de son adjoint, l’inspecteur Pascal Étoundi, le commissaire avait refusé qu’ils interviennent pendant le sale quart d’heure qu’Onguéné avait fait passer au directeur. Même s’il s’agissait là d’un cas patent de non-assistance à personne en danger, l’officier de police savait que la motivation d’Alain Tonyé à passer plus tard aux aveux n’en serait que plus grande s’il savait sa vie réellement en danger.
Elle l’était. Il n’y avait pas le moindre doute.
Mbarga et Mboudou, allongés l’un à côté de l’autre dans les herbes à l’autre bout du bâtiment, attendaient les instructions. Ils étaient, comme leurs chefs, trempés jusqu’aux os et essuyaient régulièrement leur visage des trombes d’eaux qui dégoulinaient de leurs faciès tendus, leur masquant presque la vue. Atangana leur avait demandé de se poster là afin de couper la route à Zambou, qu’ils avaient filé toute la journée, ou à son compagnon dans le cas où ces derniers essaieraient de prendre la fuite de ce côté du bâtiment. Les quatre hommes avaient de facto encerclé le garage désaffecté au milieu de nulle part et étaient maintenant parés pour l’affrontement, les doigts crispés sur les détentes de leurs armes à feu respectives.
***
La mélasse du sol, un mélange de boue et d’urine collait aux chaussures de l’abbé Jean Marie Mbengue. Son parapluie aux couleurs d’un institut bancaire de renom pliait sous les bourrasques, menaçant de s’envoler. À l’exception de quelques « chargeurs » zélés et à l’intelligence limitée qui défiaient les éléments, torses nus et sous l’emprise évidente de Mbanga, le « stationnement » de Mvan était désert. Point de départ des cars de transport à destination de Kribi, la ville balnéaire camerounaise par excellence, le stationnement de Mvan était surtout un amoncellement de véhicules d’un autre âge, qui se serraient les uns contre les autres sous des hangars de fortune.
« Le bus part quand ? demanda le pasteur, comme il aimait se qualifier lui-même.
— On doit d’abord remplir…, lui répondit le « chargeur » sans le regarder.
— Il reste combien de places ?
— Même cinq, comme ça… », renchérit le crétin, cette fois avec nettement plus d’enthousiasme.
Il y avait rarement d’heures de départ fixes pour les cars de transport au Cameroun. Ils ne quittaient le quai que lorsqu’ils étaient en surcharge, ce qui pouvait durer 20mn ou toute une journée, selon l’affluence. Les clients déjà à bord réservaient leurs places, coincés comme des sardines dans leurs boîtes, cherchant désespérément une bouffée d’oxygène salvatrice que les minuscules fenêtres leur procuraient. Parfois.
Jean Marie Mbengue fouillait déjà son portefeuille à la recherche de plusieurs billets violets de 10.000 Fcfa.
« Je les prends toutes. Appelle le chauffeur, il faut qu’on parte. Je suis pressé. »
C’est avec un large sourire que le chargeur se détacha du bus pour appeler le conducteur, un ivrogne aux yeux globuleux qui terminait à l’instant sa troisième bouteille successive de Guinness, peu préoccupé par l’état inquiétant de son véhicule, le sien et encore moins par l’énervement grandissant des passagers installés.
Jean Marie Mbengue se serra tant bien que mal sur la banquette arrière de l’engin, enjambant des femmes et leurs multiples bagages, des ballots remplis d’objets bizarres allant de casseroles bon-prix à des créatures vivantes comme des poulets qui n’avaient pas pu trouver place sur le toît.
Le bus démarra enfin sur un bruit de ferraille et manœuvra lentement pour quitter le stationnement. Soudain, il s’arrêta à nouveau dans un hoquet, projetant la jeune femme assise à côté du religieux sur ses genoux. Il la rattrapa in extremis en s’agrippant ingénieusement à sa poitrine mûre, la malaxant par la même occasion entre ses doigts rugueux, une grimace salace sur les lèvres. Elle ne broncha pas. C’était cela faire la cour à la camerounaise.
La porte s’ouvrit. Un jeune homme trempé par l’averse fit son entrée, agitant un bout de papier dans la main. Il ressemblait à un de ces milliers de jeunes étudiants promis à une existence de chômeur que les universités nationales leur garantissaient.
L’apparence était toutefois trompeuse. Il n’en était pas un.
« Pardon, pardon. Je suis policier, je m’appelle Bertrand Nkolo du commissariat du 21ème. Mr. Mbengue, je vous vois là-derrière. Je vous arrête pour complicité et incitation au meurtre. Descendez du bus tout de suite !!! »
***
Tout alla incroyablement vite.
Le commissaire avait bondit le premier, enjambant un morceau de mur écroulé et s’était jeté sur Gaston Zambou au moment où son couteau s’apprêtait à fendre en deux le crâne d’Alain Tonyé. Le policier avait attendu jusqu’au dernier instant mais avait instinctivement compris que les premiers mots du directeur, qu’il avait pu entendre du fait d’une courte et subite accalmie de l’orage, avaient été exactement ce qu’il n’aurait pas dû dire. Cet aveu, pourtant, était ce qu’il espérait du supplicié avant d’agir enfin, et de mettre fin à cette tentative de mise à mort. Jusqu’ici, rien à part ses propres convictions ne lui permettait de lier officiellement Tonyé au meurtre du jeune Marcel Zambou. C’était désormais chose faite.
Philémon Onguéné, surpris, essaya de s’enfuir par l’entrée principale mais stoppa net devant Mboudou et Mbarga qui lui obstruaient la voie.
Il se retourna.
L’inspecteur Pascal Étoundi s’approchait de lui, à pas lents, le poing serré sur son arme, un sourire jouissif illuminant son visage.
Prêt pour une revanche.
Le tueur évalua sa situation, compris qu’elle n’était pas à son avantage et se mit à genoux, les bras croisés derrière la tête. C’est presque sur un ton de déception que Pascal Étoundi lui passa les menottes en maugréant.
« Vous êtes en état d’arrestation, imbécile ! »
Zambou, lui, n’avait pas encore dit son dernier mot. Déstabilisé par l’attaque du commissaire, il roula sur le sol sans lâcher son couteau. Puis se relevant, il hurla au policier :
« Vous l’avez entendu !!! Il a avoué ! Il s’est excusé d’avoir tué mon fils !!! »
Joseph Atangana le tenait en joue avec son Glock pendant que Gaston Zambou agitait le couteau devant lui, en rage. L’officier de police qui comprenait que le colosse allait être difficile à dissuader, baissa quelque peu son arme et essaya de se donner un ton rassurant.
« Oui, j’ai entendu. Il va aller en prison. Il va payer pour cela. Lâchez ce couteau. Ne faites pas l’idiot !!
— Commissaire, laissez moi le tuer…Laissez moi le tuer… », sanglota Gaston Zambou.
L’homme faisait pitié à voir mais sa détermination n’était pas feinte. Tonyé, terrifié et séparé de son collègue que de quelques pas, n’avait pas bougé et ne disait pas un mot, la gorge nouée par la peur.
« Ne faites pas ça…il va payer… », ajouta encore le commissaire Atangana mais c’était trop tard. Déjà, Zambou fonçait sur Alain Tonyé, la lame en avant.
Joseph Atangana ajusta et tira deux fois. Coup sur coup.
Le crépitement des balles, comme un écho qui n’en finissait pas, s’entendit encore plusieurs kilomètres à la ronde.
***
« Gaaaaars, ça c’est vraiment une histoire…, ce que les gens font ici dehors pour avoir les postes, vraiment… »
Le Dr. Bissiongol qui sirotait sa deuxième Mützig, ne semblait pas se compter parmi ces malheureux. Son ami de toujours, l’inspecteur Pascal Étoundi, souriait en plongeant ses doigts dans la chair blanche d’un tilapia braisé. Il faisait particulièrement beau. Le soleil radieux transperçait les branches du goyavier à côté d’eux. Le petit restaurant d’Olezoa où ils se retrouvaient généralement le samedi était maintenant bondé et il y régnait une ambiance gaie et chaleureuse.
Chaque nouvel arrivant tapait sur l’épaule du policier pour le féliciter. Les conclusions des enquêtes du commissariat du 21ème arrondissement faisaient la une de tous les journaux et avaient, une fois de plus, secoué la capitale.
Le Dr. Bissiongol reprit, heureux de partager un peu la notoriété grandissante de son ami.
« Atangana est où, non ?
— Il est déjà sur la prochaine enquête. Je vais le rejoindre dès que je finis avec toi !
— Le gars-là ne dort pas.
— Non, répondit Pascal Étoundi en souriant.
— Et c’est quoi l’enquête ? Je n’ai pas eu d’autopsie ces derniers jours…
— Oh, non…Cette fois, c’est autre chose. Le commissaire Évouna a essayé d’interférer une nouvelle fois dans nos affaires. Maintenant, nous allons lui dédier toute notre attention…
— Hum, vous là…Mais je vous comprends. Surtout après ce qu’Évouna lui a fait… »
Étoundi acquiesça en arrachant un morceau de chair de la tête de son tilapia, la partie qu’il appréciait le plus.
« En tout cas, moi je m’inquiéterais si j’étais Évouna…
— Oh pour ça, je suis de ton avis, lança l’inspecteur en déchiquetant maintenant la queue de l’animal.
— Vraiment, poursuivi le médecin légiste, quand on voit comment le commissaire là a résolu l’affaire de Pasto ci, en partant presque de rien… »
Il s’adossa sur son siège, prit une longue gorgée de sa Mützig, s’essuya la bouche du revers de la main et conclut, admiratif :
« Mon frrrrèèèèrrrre…Ton type-là, c’est un vrai marabout !! »
FIN DE LA SAISON 3
Par Félix Oum
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Félix Oum
FÉLIX OUM
Félix Oum est né au Cameroun et a fait ses études en ingénierie à l’université technique de Berlin. Il travaille dans le domaine énergétique à Stuttgart. Il se passionne depuis des années pour le dessin et l’écriture, plus précisément l’écriture de poèmes et le travail à un roman. Très attaché à son Cameroun natal, il décide en Mars 2014 de se lancer dans la rédaction d’une série de nouvelles sur le quotidien des forces de l’ordre face aux réalités africaines avec l’intention affichée de donner ainsi à son pays son premier « Sherlock Holmes ».
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