SAISON 2 : AMITA LA DANGEREUSE

 ÉPISODE 6 : Le fils

*****

Marianne Ébodé n’était pas encore rentrée du marché qu’elle affectionnait faire les mardis. Malgré les mauvaises nouvelles reçues, elle n’avait manifestement nullement l’intention de changer cette habitude.  C’est donc la femme de ménage, la jeune Solange, qui ouvrit le portail blanc au commissaire Joseph Atangana et à l’inspecteur Pascal Étoundi après que ces derniers aient tambouriné de longues minutes sur la surface métallique rongée en partie par la rouille.

Les policiers, qui n’avaient plus vraiment de pistes précises à explorer depuis la confirmation des alibis des suspects potentiels, avaient jugé bon de passer rendre une nouvelle visite de courtoisie à madame Ébodé, histoire de se faire une idée plus précise d’Amita la Dangereuse et de l’environnement dans lequel celle-ci avait grandi.

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Solange leur proposa à nouveau les fauteuils de la véranda dans lesquels ils avaient déjà pris place deux jours auparavant. Sans attendre, elle apporta aussi le café qu’ils avaient poliment accepté et voulut disparaître à nouveau dans la cuisine lorsque le commissaire lui saisit la main en lui demandant avec gentillesse de bien vouloir prendre place en face d’eux.

La jeune femme semblait incroyablement perturbée. Elle vivait depuis deux ans dans cette villa mais n’avait jamais osé s’installer dans ces fauteuils réservés en général aux visiteurs de rang. En outre, coquette comme toutes les femmes, elle avait quelque peu honte de sa tenue vestimentaire en haillons qui contrastait de manière éclatante avec les vêtements dernier cri des deux hommes. Son corps trop mince semblait disparaître dans le coton moelleux des coussins et ses pieds menaçaient de ne plus toucher le sol, tant elle semblait minuscule dans ce siège. Elle s’arracha néanmoins un large sourire d’une étrange beauté et attendit patiemment que Joseph Atangana lui adressa directement la parole, ce qu’il fit sans détours :

« Comment allez-vous ? »

Son ton calme et chaleureux mit la jeune femme tout de suite en confiance.

« Je vais bien Monsieur. » répondit-elle timidement, heureuse que l’on s’intéressa à son bien-être et cachant son beau sourire derrière sa main droite.

« Combien de fois avez-vous vu Mme Owona ici ?

— C’est qui ça, monsieur ?

— Amita la Dangereuse !

—  Ahhh…monsieur ici on l’appelle Chouchou. C’est son petit nom. »

L’utilisation de surnoms n’avait rien d’inhabituel au Cameroun. Les maisons de Yaoundé étaient remplies de « Chouchou », « Doudou » ou de « Sosso ». Dans certaines familles, on poussait d’ailleurs souvent le bouchon à surnommer un fils ou un neveu « Malheur » ou « Douleur ». Surnoms parfois prémonitoires…

« Vous la connaissiez bien, Chouchou ?

— Non, pas vraiment Monsieur. Quand je suis arrivée ici elle avait déjà quitté la maison. J’ai récupéré sa chambre.

— Combien de temps a-t-elle vécu ici ?

— Je ne sais pas…treize ou quatorze ans peut-être ? Elle est arrivée lorsqu’elle avait environ seize ans. On peut même dire que c’est elle qui a élevé les enfants de la Maman puisqu’elle voyageait beaucoup !

— Son fils…

— Fabrice ?…

— Oui…Fabrice, quel âge a-t-il exactement ?

— Il a dix ans, monsieur.

— Ça veut dire qu’elle est tombée enceinte peu après son arrivée ici. C’est bien ça ?

— Je pense que oui, monsieur.

— Je suis étonné…elle est quand même restée dans la maison ? Dans ce genre de situations on la renvoie au village…

— Monsieur, je ne sais pas. Ce que j’ai entendu, c’est qu’avec sa mère au village ça n’allait pas. Chouchou a refusé de rentrer là-bas. Chouchou m’avait racontée que tout ça c’était la faute de sa mère…

— Comment ça ? Qu’est-ce qui était la faute de sa mère ?

— Je ne sais pas vraiment…Peut-être comme elle était tombée enceinte ? Peut-être que si elle était restée au village, ça ne serait pas arrivé…C’est sa mère qui a forcé pour qu’elle vienne vivre à Yaoundé et l’a enlevée de l’école… »

Le commissaire se tut un instant. Pascal Étoundi n’avait toujours pas dit un mot et tenait encore sa tasse de café dans les mains en fixant la jeune femme. La maison était plongée dans un calme absolu et aucun bruit ne filtrait de l’extérieur de la concession. L’inspecteur que cela intriguait demanda :

« Les enfants de Mme Ébodé ? Ou sont-ils à présent ?

—  Ils étudient en France et il y a un autre en Belgique. Mais celui-là il a arrêté ses études. Il est chanteur… »

Elle ne put retenir un sourire moqueur.

« Pour quelle raison Chouchou a-t-elle quitté la maison ? reprit le commissaire.

— Je ne sais pas Monsieur. Je sais qu’il y avait les problèmes tous les jours ici depuis qu’elle était tombée enceinte de Fabrice.

— Fabrice…Qui est son père ?

—  On dit que c’est un gars du quartier là…

—  Et où il est-il en ce moment ?

—  Monsieur, il est mort depuis longtemps. Il a fait une courte maladie. »

Au ton de la jeune femme, les policiers comprirent toute de suite. « Courte maladie » à Yaoundé signifiait en général que l’on avait succombé au virus du VIH que personne ne nommait, la maladie étant toujours niée par grand nombre de camerounais, au grand dam des organisations nationales comme internationales qui luttaient pour son éradication.

Joseph poursuivi :

« Il a reconnu son fils ?

— Non monsieur. On m’a dit qu’il a toujours nié être le père. C’est tout ce que je sais. »

Joseph comprit qu’il n’avancerait plus sur cette piste-là. Il se racla la gorge et retrempa ses lèvres dans le café tiède avant de continuer son interrogatoire.

« Bon, revenons à Chouchou. Quand a-t-elle quittée la maison ?

— On l’a chassée il y a deux ans.

— Chassé ? demanda le policier surpris.

— Oui Monsieur. Apparemment avec la Maman ça n’allait plus. Elle l’a mise dehors. C’est là que Chouchou a rencontré Mr. Muguet et qu’elle a commencé à chanter et danser dans les bars. Ensuite il a produit son premier album.

—  Mais si on l’a chassé, pourquoi revient-elle confier la garde de son fils à Mme Ébodé ?

—  C’est à moi qu’elle confie l’enfant, monsieur. Chouchou, on peut dire que c’est une de nos grandes sœurs du village. Elle ne connaissait toujours pas beaucoup de gens à Yaoundé et ceux qu’elle connaissait, c’est surtout des artistes. Elle ne leur faisait pas confiance. La Maman tolérait seulement qu’elle laisse l’enfant ici. Mais comme elle recevait aussi de l’argent pour la garde, elle ne se plaignait pas… »

Joseph Atangana et son second étaient impressionnés par la lucidité de la jeune femme. Elle semblait avoir quitté les bancs d’école très tôt mais démontrait une intelligence de la vie qui la rendait encore plus sympathique aux yeux des deux hommes.

« Où est le petit ?

—  Qui ça ? Fabrice ? Il joue derrière la maison. Je l’appelle ?

—  Si vous voulez bien… »

Solange quitta le fauteuil comme si elle avait le diable aux trousses. Elle s’engouffra dans la grande porte d’entrée et ressortit du salon avec le bambin, un morveux au crâne gigantesque et aux membres rachitiques dont le regard traduisait une certaine inquiétude. Solange le poussait doucement devant elle en direction des deux policiers. Le gamin, lui, luttait de toute évidence contre son envie de s’enfuir à grands pas.

Le commissaire Atangana arbora son plus grand sourire et s’accroupit devant l’enfant. Pascal pour sa part ne comprenait toujours pas l’intérêt de cet entretien. Joseph sortit un bonbon de sa poche. Père de jumeaux en bas âge, il avait appris à toujours en avoir sur lui. Fabrice hésita quelques secondes et s’en empara finalement.

La confiance était gagnée.

« Comment vas-tu ? » demanda le policier en souriant.

Solange répondit pour l’enfant qui était encore impressionné par cet homme gigantesque.

« Il avait le palu toute la semaine. Ça va mieux mais il va rester à la maison. On attend le programme des obsèques…

L’enfant ne montrait aucun signe de tristesse ou d’abattement particulier. Rien de très étonnant, pensa le commissaire. À cet âge, on n’a pas forcement conscience de certaines choses. Joseph le dévisageait. Il était très sombre de teint, ce qui contrastait quelque peu avec celui de sa mère, plutôt claire de peau. Et puis, il y avait ces mains. Il serrait ses deux pouces l’un contre l’autre de manière très étonnante. Un signe de nervosité, manifestement. Après quelques secondes, le commissaire ajouta :

« Que fais-tu actuellement dans la maison jeune homme ? »

Fabrice répondit timidement avec un effroyable accent Éwondo :

« Je regarde la télé.

— Ah oui ? Quoi exactement ?

— Les tortues Ninjas ! »

Des épisodes des « tortues Ninja », une série animée américaine, repassaient en boucle à la télévision nationale depuis la fin des années 90, remplacées seulement pendant quelques semaines par les cantiques religieux d’un directeur de programme zélé et des hymnes d’adoration au président de la république, chef suprême des armées et bienfaiteur universel.

« Ok. Vas-y donc ! » conclut le policier souriant.

Le jeune garçon ne se le fit pas dire deux fois et s’enfuit dans la maison sans se retourner. Le regard du policier qui le suivait s’arrêta sur une des photos accrochées sur l’un des murs délabrés de la villa. On y voyait Mme Ébodé maquillée outrageusement, marchant, quelques pas derrière un homme au teint très sombre et aux traits bizarrement familiers et qui semblait se prendre bien au sérieux.

« C’est le Papa et la Maman. Ils allaient à un mariage… » clama Solange.

Le commissaire soupira. Après la fermeture du Cinéma l’ABBIA qui avait été transformé depuis en hangar pour les Bayam-sellam[1] du marché central, les lieux de loisirs se faisaient rares à Yaoundé. À l’exception de quelques cabarets à la réputation douteuse et de boites de nuits aux prix d’entrée largement supérieurs au revenu mensuel du camerounais moyen, il existait peu d’endroits de niveau tolérable ou l’on pouvait se permettre d’emmener promener sa dulcinée. Certes, il y avait bien un parc au centre-ville qu’un délégué zélé de la communauté urbaine avait laissé construire avec les deniers publics en l’honneur d’une défunte parente d’un des hauts-placés du gouvernement, mais ce qui était pompeusement qualifié « d’espace vert » de la capitale n’était rien d’autre que deux touffes d’herbe solitaires au milieu de bungalows brinquebalants rongés par des termites voraces.

Dans ce contexte, les cérémonies de mariage prenaient donc des allures d’événements socioculturels de premier rang, car étant les seules manifestations où les camerounais s’autorisaient des sorties en couple, avec l’épouse légitime remplacée généralement en d’autres circonstances par le « deuxième bureau » de service. En outre, le contexte de l’apparition des invités à ces cérémonies dépendait en général notamment de la longévité de leur ménage : les jeunes mariés arrivaient main dans la main, et pour les couples vieux de quelques années seulement, l’époux marchait dix pas au moins devant sa moitié, ce qui était manifestement le cas sur cette photo. Les partenaires des très vieux couples arrivaient, eux, dans des taxis distincts. Plus longtemps on est marié au Cameroun et moins souvent on aime être aperçu ensemble. Il faut préciser que cela était surtout valable pour la gente masculine qui préférait être accompagnée de femmes juste plus jeunes que leurs filles. Cela confortait une image de tombeurs de dames qui, aux yeux de ces vieux gâteux, n’avaient rien à voir avec les moyens financiers mis en œuvre pour appâter ces teenagers avides d’argent facile, et peu regardantes sur les peaux molles et ridées.

Joseph se leva enfin et Pascal lui emboîta le pas.

« Solange, nous en avons fini. Nous avons beaucoup de travail et ne pouvons pas attendre longtemps. Nous reviendrons plus tard si nous avons d’autres questions. »

Pascal, toujours quelque peu perplexe demanda :

« Où est M. Ebodé au fait ?

— Il est rentré hier soir de mission.

— Quelle mission ?

— Il travaille pour le Ministère des Eaux et Forêts. Parfois il fait des campagnes dans les villages. Il était à l’Est depuis vendredi. À Bertoua ! »

Deux jours avant l’assassinat d’Amita. En voilà un autre qu’il fallait rayer de la liste de potentiels suspects. Et encore, il n’avait pas le moindre motif.

« Et il était où aujourd’hui ? Ni lui, ni sa femme ne sont passés à la morgue, ne serait-ce que pour identifier le corps.

—  La Maman devait aller chercher la mère de Chouchou. Elle arrive du village aujourd’hui en car. À Mvog-Mbi[2]. Avant elle devait aller faire les achats.

— Et Monsieur ?

— Le Papa est au garage. Il a eu un accident avec sa voiture à Bertoua.

— Où se trouve son garagiste ?

— Du côté du quartier Tongolò. À l’entrée « petite voirie ».

—  Pouvez-vous nous donner son numéro de portable ? »

Solange disparut dans la maison et revint quelques minutes plus tard avec un bout de papier crasseux qu’elle tendit aux deux hommes. Ils se levèrent, se confondirent en remerciements et quittèrent la concession en laissant derrière eux une Solange comblée.

À peine installé dans le Fortuner, Pascal se retourna vers son chef :

« Jo, c’était quoi cette histoire avec le petit là ?

—  Rien, répondit le policier, avant d’ajouter avec un regard malicieux, soit patient Pascal… »

L’inspecteur savait qu’il n’était nul besoin d’insister. Lorsque son chef serait prêt, il le lui dirait. Il était déjà bien heureux qu’une piste semblât désormais se dessiner. Du moins, pour le commissaire.

[1] Vendeuses à la sauvette
[2] Un quartier de Yaoundé

Par Félix Oum


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Vendredi Polar Saison 1

À propos de l’auteur
Félix Oum

Félix Oum

FÉLIX OUM

Félix Oum est né au Cameroun et a fait ses études en ingénierie à l’université technique de Berlin. Il travaille dans le domaine énergétique à Stuttgart. Il se passionne depuis des années pour le dessin et l’écriture, plus précisément l’écriture de poèmes et le travail à un roman. Très attaché à son Cameroun natal, il décide en Mars 2014 de se lancer dans la rédaction d’une série de nouvelles sur le quotidien des forces de l’ordre face aux réalités africaines avec l’intention affichée de donner ainsi à son pays son premier « Sherlock Holmes ».

 

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