SAISON 2 : AMITA LA DANGEREUSE
ÉPISODE 2 : LE MANAGER
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L’ « Essomba » passa la cuillère dans la marmite de fonte noire et retourna une mélasse obscure et nauséabonde dans laquelle on devinait les morceaux d’un animal sauvage. Provenance inconnue. L’odeur était pestilentielle. On pouvait entrevoir, en outre, sur certaines pièces de choix, des continents de graisse blanche recouverts de poils, preuve que la cuisinière s’était épargnée la peine de nettoyer convenablement la créature. Sa faim s’estompa aussitôt et il reposa lentement le couvercle de la casserole en retenant sa respiration, afin de ne pas régurgiter les restes de son déjeuner de bananes mûres sur le sol de terre battue, le tout sous le regard très soupçonneux de la gérante de la gargote, une matrone sexagénaire qui quitta son comptoir pour réajuster le couvercle en maugréant :
« Les blancs-ci, vous croyez qu’on est chez vous ici ? ».
François Muguet ne répondit pas. Il avait vécu suffisamment longtemps au Cameroun pour connaître l’animosité des Yaoundéens à l’égard des Européens et plus particulièrement des Français, à qui ils n’avaient toujours pas pardonné un colonialisme sauvage. Et même lui, le blanc à la couleur locale, l’ « Essomba » ,comme ils étaient qualifiés de manière moqueuse, savait que le calme manifestement apparent dans les rues de la ville, pouvait basculer d’une minute à l’autre et qu’il en ferait sûrement les frais, obligé de payer pour tous les colons avant lui. Il vida le fond de sa « Malta Guinness », réajusta son pantalon de lin blanc sur ses hanches squelettiques, tendit un billet sale à la gérante qui ne leva même pas les yeux et quitta la petite véranda pour se rendre dans la rue. Il y fut accueilli par une brise délicieuse. Le soleil était haut dans le ciel et le temps très agréable. À cette heure de l’après-midi, les ruelles de ce coin reculé de Biyem-Assi étaient presque désertes et l’absence de klaxons le ragaillardit un peu plus.
Un dimanche à Yaoundé, comme il les aimait.
Il fut attiré un instant par son reflet dans les vitres des voitures rangées en bordure de route et s’attarda un moment pour se contempler. Non, il n’était vraiment pas beau. Son visage émacié ne faisait qu’accentuer la vision martienne de son crâne dénudé et seule sa moustache fournie et grisonnante faisait office de dernier rempart capillaire sur ce corps asséché au teint couperosé, résultat d’une consommation astronomique d’alcool. Il n’avait pas toujours été aussi laid. À son arrivée au Cameroun, dans les années soixante-dix, pour travailler pour l’une de ces compagnies forestières qui assassinaient impunément les forêts primaires de l’Est du pays avec l’aval des politiciens, il était encore un ingénieur pimpant qui faisait ses premiers pas sur le continent africain dont il était très vite tombé amoureux. Lorsque sa compagnie décida de démobiliser, il choisit de rester.
Il avait imprudemment pensé que sa petite pension lui suffirait largement pour vivre et n’avait pas tenu compte de l’inflation galopante qui sévissait dans le pays. De là, ce fut la descente aux enfers. Il n’avait parfois même plus eu suffisamment d’argent pour un billet d’avion retour, mais était trop fier pour aller le quémander à l’ambassade de France. Les filles yaoundéennes, dans l’espoir d’un mariage rapide et de papiers faciles en avaient vite fini d’achever le peu qui lui restait, et il commençait à se dire qu’il mourrait dans la poussière et la pauvreté loin de chez lui, lorsqu’il fit par hasard, la connaissance d’Amita dont il put attester très vite du talent. En ce jour, il décida de s’improviser Manager.
Le reste était vite raconté.
Désormais, il allait mieux, pouvait se permettre une nouvelle voiture et des vacances dans son pays natal.
Sorti de ses rêveries, il se mit à regarder dans tous les sens. Mais où étaient-ils donc ? Le retard des Camerounais était quelque chose à quoi il se refusait à se faire. Il le prenait d’ailleurs le plus souvent comme une offense personnelle.
Il s’apprêtait déjà à sortir son téléphone portable lorsqu’il aperçut un car de police d’un verdâtre criard surgir au coin de la ruelle.
Ça devait être eux.
Il en descendit deux Africains dont le plus mince, d’un certain âge déjà, était frappant dans son uniforme tout neuf et sa gestique maniérée. Le second, lui, donnait l’impression d’avoir avalé le premier.
Les deux hommes s’approchèrent quasiment au pas de course.
« Mr Muguet ?
— Oui ?
— Je suis l’agent de police Mbarga et voilà mon collègue Mboudou. Le commissaire Atangana vous a prévenu que nous arrivions, je pense… »
Mboudou respirait comme une locomotive à vapeur. Son visage boursouflé avait viré au violet. Sa bedaine traumatisée tressautait encore dans son uniforme trop serré, menaçant dangereusement de faire craquer le bouton du nombril à chaque mouvement. Il avait du mal à reprendre haleine et semblait particulièrement contrarié d’avoir été forcé à marcher si vite.
François Muguet, pendant qu’il réfléchissait à la meilleure manière de leur répondre, pensa moqueusement qu’un comme lui était le fleuron de la police camerounaise. Après un instant, il se décida à lancer un :
« Il y a quoi alors ? »
C’était là probablement la pire des façons de commencer une conversation avec les forces de l’ordre. Car, s’il y avait quelque chose que le Camerounais répugnait, c’était ces blancs qui essayaient de parler comme eux. Il y a des limites à tout quand même. Parler mal français était encore un droit, pardon, un privilège qui devait leur être réservé. En grand seigneur, Mbarga décida toutefois de ne pas s’y attarder :
« Vous avez vu Amita quand la dernière fois ? »
Mbarga avait retenu de son chef, l’inspecteur Étoundi, que prendre un interlocuteur de court permettait éventuellement de suffisamment le déstabiliser pour en apprendre encore plus sur lui au regard de sa gestique.
Muguet répondit très calmement :
« Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a fait ? »
Répondre à une question par une question. Ça aussi, c’était très « couleur locale ».
« Vous l’avez vue quand la dernière fois ?
— Hier soir ou très tôt ce matin. Je ne suis pas sûr. Elle avait un concert à Biyem-Assi. Ici à côté même.
— Il était quelle heure ?
— Elle a fini vers minuit je crois… Après, moi je l’ai raccompagnée à sa voiture et elle est partie.
— Elle allait où ?
— Aucune idée. Je pense qu’elle voulait aller récupérer son fils chez une amie…ou quelque chose comme ça. C’est quoi le problème ? demanda-t-il finalement d’un air pincé.
— Elle est morte ! laissa tomber froidement Mboudou qui avait hâte de rentrer dans son car.
— C’est quoi cette sale blague là ? avança le manager d’un air mauvais.
— C’est la vérité ! ajouta Mbarga avec un semblant de compassion. »
Il attendit un petit moment, se racla la gorge et continua son exposé.
« On l’a retrouvée ce matin dans la carcasse d’une Mercedès blanche. On suppose que c’est sa voiture ! » compléta-t-il enfin.
François Muguet vacilla dangereusement. Mboudou s’empressa de le soutenir et de l’entraîner lentement vers le car vert, où il l’aida à prendre place sur la banquette arrière. Ils étaient trop exposés dans la rue et la présence d’un Blanc avec des policiers commençait déjà à attirer les badauds.
« Qu’est ce qui s’est passé ? » murmura Muguet d’une fine voix.
C’est Mbarga qui lui répondit :
« On nous a appelé cette nuit parce qu’une femme avait été retrouvée morte dans sa voiture sur la route de Nsam[1]. Vers l’échangeur.
— Elle a fait un accident de la route ?
— C’est ce qu’on pourrait penser mais notre chef dit que non.
— Pourquoi ?
— Est-ce que moi je sais alors ? Il a toujours ses théories là, mais si j’ai appris quelque chose ces derniers temps, c’est qu’il se trompe rarement.
— Je peux lui parler ?
— Non. Il est ailleurs entrain d’interroger des témoins. Il nous a seulement demandé de prendre votre déposition et de vérifier votre alibi. »
Muguet semblait perdu dans ses pensées.
Mbarga le ramena rapidement dans le vif du sujet.
« Vous étiez où hier après le concert ?
— J’ai dormi ici à Biyem-Assi. On a dansé et bu toute la nuit. Les mariés sont des amis à moi. Ils ont fait leurs études à Paris, on se connaît de là. C’est moi qui ai proposé Amita pour animer leur mariage. Je me suis levé ce matin et j’ai passé ma matinée avec eux et je viens de sortir parce que je voulais déjeuner. Vous pouvez demander à la dame là », ajouta-t-il en pointant du doigt la gargote qu’il venait de quitter.
« Nous allons le faire. » appuya Mbarga au grand dépit de son collègue dont l’estomac commençait déjà à gargouiller.
Mbarga n’en prit point note et continua :
« Vous connaissez quelqu’un qui pourrait lui en vouloir au point de l’assassiner ?
— Oh ça, oui. Tous les chanteurs de bikutsi de la capitale !! Ces fainéants ne sont pas contents que ce soit elle qui vende le plus de disques alors que ça fait seulement deux ans que je l’ai découverte. Ils lui en veulent pour ça !!! C’est purement et simplement de la jalousie !!! »
Il en bavait de rage.
Mboudou se décida de participer à l’interrogatoire en espérant que cela suffirait à tromper sa faim :
« Est-ce que vous avez déjà reçu des menaces ?
— Bien sûr !
— De qui ?
— « Mbidou le martien », « Chantale Awana » mais c’est « Turbo Zoua Zoua » qui était le plus virulent. »
Mboudou connaissait le chanteur. La veille encore, il dansait dans un bar avec une de ses maîtresses au son de son tube le plus célèbre : » Tchop[2] ta mère ». Un douloureux hommage aux plus grands compositeurs de notre temps…Le texte, particulièrement poétique, s’articulait autour d’un refrain facile à mémoriser :
« Tu m’as vu voler ta sœur ?
Tu m’as vu « Nioxxer » ta tante ?
C’est même quoi que tu me cherches nonnn ??
Mouff !!!! Tchop ta mère !!! »
Mboudou, en bon policier, avait naturellement des doutes sur le fait qu’un artiste d’une renommée « planétaire » comme « le turbo » et capable d’une « créativité » si époustouflante, puisse être mêlé à pareil assassinat.
« Pourquoi est-ce que Turbo lui ferait du mal ? Il est plus célèbre qu’elle… »
Ça devenait sordide, pensa le Manager. Il n’avait nullement l’intention d’entamer une discussion avec un fan potentiellement dangereux et préféra se taire.
Mboudou, qui connaissait manifestement bien la scène musicale Bikutsi, était déjà lancé :
« Moi j’ai entendu qu’elle voulait quitter son manager parce qu’il lui détournait tout son argent ! Vous voyez où je veux en venir hmmm, Mr. Muguet ? Pour moi ce serait une bonne raison de la faire taire !! »
Muguet soupira de dépit.
« Messieurs…Quand vous aurez des preuves, vous pouvez venir me chercher. J’habite la maison à la toiture verte au carrefour Mendong[3]. Là, je dois rentrer et commencer à organiser beaucoup de choses. Vous pouvez l’imaginer… »
Mbarga n’avait pas l’intention de lâcher prise si facilement.
« Monsieur, répondez à mon collègue s’il vous plaît ! »
Muguet qui faisait déjà mine de partir se retourna, excédé.
« Elle est mon principal gagne-pain. Si je la tue, qu’est-ce que j’en tire ? »
Les deux policiers le lui concédèrent.
« Le commissaire demande à ce que vous ne quittiez pas la ville dans les prochains jours. Il aura éventuellement des questions à vous poser. »
François Muguet ne répondit pas et traversa la route pour rejoindre une Mitsubishi flambante neuve garée en pente. Il démarra dans un nuage de poussière, laissant derrière lui un Mbarga perplexe et un Mboudou affamé.
Par Félix Oum
[1] Quartier de Yaoundé
[2] Mange
[3] Quartier de Yaoundé
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Félix Oum
FÉLIX OUM
Félix Oum est né au Cameroun et a fait ses études en ingénierie à l’université technique de Berlin. Il travaille dans le domaine énergétique à Stuttgart. Il se passionne depuis des années pour le dessin et l’écriture, plus précisément l’écriture de poèmes et le travail à un roman. Très attaché à son Cameroun natal, il décide en Mars 2014 de se lancer dans la rédaction d’une série de nouvelles sur le quotidien des forces de l’ordre face aux réalités africaines avec l’intention affichée de donner ainsi à son pays son premier « Sherlock Holmes ».
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