SAISON 2 : AMITA LA DANGEREUSE
ÉPISODE 1 : LA DERNIÈRE RÉVÉRENCE
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« Héééééééé…An-ti Zambo Wam !! L’enfant-ci va me tuer ôôôô!! »
Marianne Ébodé était dévastée et contemplait dans un mélange d’amertume et de colère noire les morceaux de vase brisé sur le sol de ciment de sa véranda.
Acheté un an plus tôt à un malhonnête marchand libanais pendant une mission au Gabon, elle l’avait élevé depuis sans le moindre scrupule au rang de rare et onéreux vase de la dynastie Ming. Ses amies et ses voisines devant lesquelles elle affabulait ainsi n’y comprenant rien, elle s’était vue épargner les questions de potentiels curieux qui se seraient peut-être étonnés de la gravure « Made in China » sur un vase datant du 16ème siècle.
Désormais, il n’en restait plus rien. Ce foutu bambin avec ses larges oreilles était encore passé par là.
À dix ans, il fallait continuellement lui courir après et son insolence semblait ne plus connaître de limites. Marianne regretta qu’il ne fût son propre fils. Il y a longtemps qu’elle aurait appliqué à cet énergumène une fessée mémorable pour lui apprendre les bonnes manières. Désormais, il ne lui restait plus qu’à s’imaginer une somme invraisemblable qu’elle s’espérait soutirer à la mère de ce dernier afin de remplacer cet indéniable « objet d’art ». Elle n’avait nullement mauvaise conscience. Avec les concerts qu’elle donnait et les recettes de son dernier CD et ce, malgré le piratage galopant, son amie Florence Angélique Owona alias « Amita, la dangereuse », étoile montante de la musique Bikutsi[1], ne souffrait probablement pas de famine.
Marianne Ébodé se courba pour ramasser les morceaux éparpillés sur le carrelage blanc de la véranda en hurlant le nom de la femme de ménage :
« Solange !! Solange-ôôôôô !!?!!
— Maman ? ! » clama Solange, la femme de ménage, depuis l’intérieur de la maison où elle était occupée à nourrir le nouveau-né, faire la cuisine et nettoyer le salon.
Le « multitasking » par excellence.
La femme de ménage au Cameroun n’était souvent rien d’autre qu’une jeune nièce ou cousine éloignée, originaire d’un village lointain et dont la famille avait été appâtée par la promesse de frais de scolarité pris en charge en échange d’une aide sporadique dans les travaux ménagers. Très souvent par la force des choses, la jeune fille se retrouvait à travailler 24h/24 comme bonne, rémunérée en restes de nourriture (quand elle ne se montrait pas trop insolente), et se devant de résister aux assauts d’un époux éméché, qui la tripotait dans les coins sombres et n’hésitait pas à la traiter de dévergondée quand la dame de maison le surprenait en plein délit de viol. Dans ce cas de figure, la femme de ménage était donc congédiée sauvagement et portait à jamais le stigmate de « gâteuse de mariages » pendant que l’époux, généralement intouchable, reprenait honteusement sa place dans le lit conjugal, en lorgnant au passage la poitrine mûrissante de la jeune remplaçante de 12 ans, elle aussi fraîchement arrivée de sa brousse natale.
C’était là, l’autre définition de la « famille africaine ».
Solange arriva presque au pas de course. Mais le regard méchant que lui lança sa « maman », qui n’était d’ailleurs rien d’autre qu’une « tante » moyennement fortunée et à la filiation douteuse, laissait penser que cela n’avait manifestement pas été suffisamment rapide à ses yeux.
« Apporte du café ! siffla-t-elle sèchement.
— Pas pour moi ! » lança Pascal Étoundi, inspecteur de police du désormais très célèbre commissariat du vingt-et-unième arrondissement de la ville de Yaoundé, en s’adossant sur la mousse moelleuse de l’un des larges fauteuils de rotin de la véranda, qui lui avait été proposé quelques instants auparavant.
« Je prendrais bien une tasse », ajouta le commissaire Joseph Atangana, installé tout aussi confortablement dans un siège à la droite de son adjoint.
Il se répugnait de devoir attribuer une besogne supplémentaire à la frêle Solange dont la peau d’un beau noir d’ébène recouvrait des os saillants. Son pagne sale qu’elle avait adroitement serré contre ses hanches cachait la maigreur évidente de ses jambes, mais son beau sourire à l’endroit des deux hommes laissait deviner une belle femme.
Une douloureuse version africaine de Cendrillon.
« Tout de suite Maman ! »
Elle disparut à nouveau dans la maison.
Marianne prenant l’air dépité renonça à ramasser le reste des morceaux de vase brisé, posa le tout sur la table devant Pascal et Joseph et s’affala dans le dernier siège libre, en face des deux policiers.
« Les enfants-ci, ils courent toujours partout. C’est terrible !!
— Ce sont des enfants, c’est normal », rétorqua Pascal Etoundi sèchement.
Ce grand homme à la barbe soigneusement taillée ne supportait pas ces esclavagistes des temps modernes qui se cachaient derrière des airs de bienfaiteurs pour exploiter leurs proches. Il se dit néanmoins qu’il ne devait pas laisser son sens aigu de la morale leur gâcher l’occasion d’obtenir des informations fraîches sur cette histoire rocambolesque, et de préférence avant que la presse entière n’en prenne vent. Cela allait être particulièrement difficile lorsqu’on savait à quel point les gendarmes et policiers camerounais étaient bavards.
Le café arriva enfin. C’est d’une main tremblante et sous le regard menaçant de sa « tante » que Solange servit le commissaire qui la remercia d’un large sourire. La jeune fille, ravie de ce témoignage de respect et de reconnaissance, disparut à nouveau d’un pas léger vers la cuisine.
« Mme Ébodé, merci de nous recevoir.
— Pas de problèmes monsieur. C’est un honneur. Tout le monde vous connaît ici. En quoi puis-je vous aider ? »
Marianne Ébodé avait été deux fois sur les Champs-Élysées mais souhaitait absolument faire étalage de ses connaissances de la langue de Molière.
« Nous venons vous annoncer une très mauvaise nouvelle mais vous prions de garder le secret. Surtout devant les enfants.
— Vous m’inquiétez… »
Elle n’en donnait pas l’air.
« Nous avons retrouvé la dépouille de Mme Angélique Owona dans sa voiture cette nuit. »
Le visage de la matrone se décomposa littéralement. Pascal avait du mal à identifier ce qui lui faisait le plus de peine : la perte d’une amie ou le fait que désormais, son vase ne serait probablement plus remplacé.
Elle fondit en larmes et il fallut de longues minutes au commissaire pour la calmer.
« Elle a eu un accident ?!? demanda-t-elle enfin.
— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ? rétorqua Pascal en ignorant sa question.
— Hier soir, elle allait donner un concert.
— Où ça ?
— À un mariage. Du côté de Biyem-assi[2] là-bas. »
C’en était fini du « gros français ».
« Qui se mariait ? repris le commissaire.
— Aka, les enfants de riches, non …, dit-elle en faisant la moue.
— Quels enfants ? Pascal commençait à s’impatienter. Ce n’était jamais bon signe.
— Ce sont des jeunes qui viennent de rentrer de France. Ils ont l’argent pour ces choses-là. Ils l’ont « louée » pour un concert chez eux.
— Un concert privé donc ?
— Oui, Monsieur » sanglota-t-elle.
Si sa peine était jouée, alors elle méritait un oscar.
Le commissaire Joseph Julio Iglesias Atangana lui tendit un Kleenex. Le concert d’Amita à Biyem-assi avait manifestement été sa dernière révérence à son public. Marianne utilisa le Kleenex pour nettoyer la table devant elle. Les larmes au Cameroun, ça ne s’essuie pas. Ça s’affiche.
« Savez-vous exactement où est-ce que le mariage a eu lieu ?
— Je crois, au niveau de la voirie Biyem-assi, à côté de la station TOTAL »
Les noms de rue à Yaoundé n’existaient que dans l’imaginaire des agents zélés du cadastre. La description des destinations se faisait en général à l’aide de points marquants du genre « la maison blanche », « la grande poubelle », « Mongo Naam Bar » ou « Carrefour de la joie ». Le dernier nommé n’en étant pas forcément un.
Après avoir fouillé quelques instants dans son téléphone portable, Marianne annonça :
« J’ai le numéro de téléphone du marié. Il s’appelle Roland Mebara. Je peux vous le donner. Angélique me donnait toujours les numéros des gens où elle travaillait pour que je puisse la joindre s’il se passait quelque chose avec son fils… »
Sur ce, elle tendit l’appareil à l’inspecteur Étoundi qui recopia le numéro sur une feuille de papier.
Le café était succulent et le commissaire quelque peu songeur. C’était un superbe dimanche d’avril à Yaoundé. Il était à peine 11h de la matinée mais le soleil était déjà à son zénith. Les nombreux arbres qui ornaient la petite cour de la villa isolaient parfaitement des bruits de la route pourtant si proche. On se serait cru à des dizaines de kilomètres de la ville.
Joseph reposa délicatement sa tasse sur la table de verre, se racla solennellement la gorge avant de continuer son interrogatoire.
« Savez-vous si elle avait des ennemis ?
— Monsieur le commissaire, quand on a du succès, on a toujours des jaloux !», répondit Marianne Ébodé de manière lapidaire.
Pascal renchérit :
« Quelqu’un en particulier ?
— Il y a « Turbo Zoua Zoua » qui l’a appelée hier avant qu’elle n’aille travailler. Il l’a insultée sérieusement sur le portable.
— Qui est-ce ? demandèrent les deux hommes en cœur.
— Hééé…ékié ! Vous ne connaissez pas « Turbo Zoua Zoua ? » »
Non, ils ne connaissaient pas Turbo Zoua Zoua. Avec un pseudonyme pareil, on était soit chanteur de Bikutsi, soit patient dans un hôpital psychiatrique.
Devant l’ignorance apparente de ses interlocuteurs, Marianne Ébodé se donna un air professoral :
« C’est lui qui a chanté « L’ambassadeur ». Ça chauffe actuellement partout à Yaoundé.
— Et pourquoi est-ce que ce monsieur la menaçait-il ?
— Aka, parce qu’elle voulait casser la grève nooonnnn ? »
L’habitude de ses compatriotes à ajouter un « non ? » tiré à la fin d’une affirmation, lui octroyant ainsi la consonance d’une question, agaçait particulièrement le commissaire.
« Quelle grève ?
— Les artistes veulent boycotter le Festi-Bikutsi[3], mais elle, comme elle est une star, on lui a donné plus d’argent et maintenant elle a décidé d’y aller. Ça coupe les autres. »
Joseph et Pascal se regardèrent sans mot dire. Il allait falloir s’entretenir avec Turbo Zoua Zoua au plus vite. Voilà une tâche qu’il pourrait confier à Nkolo, le petit nouveau, pensa le commissaire.
Marianne Ébodé utilisa ce court instant de silence pour ressortir son téléphone portable d’une des poches de son Kaba[4] vert aux couleurs du parti au pouvoir et à l’effigie de son président, Kaba qu’elle arborait manifestement avec beaucoup de fierté.
Joseph Atangana pu constater qu’elle avait dû être très belle dans sa jeunesse mais supposa qu’elle avait vécu la déchéance type de la femme camerounaise : fine avant l’accouchement, 45 kilos de plus après. Et comme les salles de gymnastique faisaient partie de ces inventions diaboliques du blanc, avec pour seul but de forcer les dames de bonne réputation à se déshabiller devant des hommes, elle n’avait jamais songé à travailler à une remise en forme et ça se voyait. Le commissaire se força néanmoins à reconnaître que cela ne l’enlaidissait pas pour autant. La femme africaine n’ayant aucunement de raison d’avoir honte de ses formes généreuses en parfaite contradiction avec celles des squelettes qui ornaient habituellement les magazines de mode occidentaux.
« Que faites-vous ? demanda le commissaire, inquiet.
— J’appelle mon mari. Il faut que je lui dise. »
C’était à prévoir, et de toutes les manières, impossible à éviter. Il le lui aurait interdit qu’elle aurait tout de même bondit sur son téléphone après qu’ils aient quitté la concession. Peine perdue donc.
« Nous n’avons pas encore fini, jeta le commissaire, quelque peu vexé.
— Oui ?
— Où est votre époux ?
— En mission à l’Est. Il rentre cet après-midi.
— Pourquoi le fils de Mme Owona habite-t-il chez vous ? N’a-t-elle pas de famille ?
— Sa mère vit au village. C’est mon mari et moi-même qui l’avons presque élevé. Elle ne connaît pas beaucoup de gens ici. C’est pour ça qu’elle laisse l’enfant là.
— Savez-vous si elle avait une relation amoureuse ?
— Monsieur, moi je ne sais pas. Elle sortait tout le temps. Même avec les riches. Parfois même avec les blancs. »
Manifestement, le summum de la dépravation aux yeux de Mme Ébodé.
« Qui par exemple ? » reprit Pascal d’un ton si impatient que Marianne en avala bruyamment sa salive.
« J’ai entendu qu’elle sortait avec Aymeric Angouan’d et je sais qu’on dit qu’elle aurait eu aussi une histoire avec son manager. Un certain Mr. Muguet. Je peux vous donner son numéro de téléphone, si vous voulez. »
Ils voulaient bien. Leurs subordonnés, les officiers de police Mboudou et Mbarga iraient prendre sa déposition.
Aymeric Angouan’d, lui, serait une autre paire de manches. Il était le fils du ministre du transport, un homme prétendument pieux qui avait été également secrétaire général à la Présidence, et qui s’était fait une réputation de politicien particulièrement intègre. Ce qui était une rareté absolue dans le paysage politique camerounais. Son fils, lui, jouissait d’une aura de coureur de jupons notoire qui n’hésitait pas à dépenser les deniers publics pour entretenir ses harems. L’interroger ne serait pas chose facile, pensa le commissaire Atangana.
Mais bon, il fallait bien devoir commencer quelque part…
Par Félix Oum
[1] Le Bikutsi (parfois appelé Tipi) est une musique et une danse féminine traditionnelle de l’ethnie Beti du Cameroun, originaire des provinces du Centre et du Sud.
[2] Quartier de Yaoundé
[3] Festival annuel de Bikutsi regroupant les meilleurs artistes
[4] Vêtement traditionnel féminin
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Félix Oum
FÉLIX OUM
Félix Oum est né au Cameroun et a fait ses études en ingénierie à l’université technique de Berlin. Il travaille dans le domaine énergétique à Stuttgart. Il se passionne depuis des années pour le dessin et l’écriture, plus précisément l’écriture de poèmes et le travail à un roman. Très attaché à son Cameroun natal, il décide en Mars 2014 de se lancer dans la rédaction d’une série de nouvelles sur le quotidien des forces de l’ordre face aux réalités africaines avec l’intention affichée de donner ainsi à son pays son premier « Sherlock Holmes ».
Merci pour les chroniques du commissaire,j’ai vraiment aimé .quand j’ai commencé la lecture , je ne pouvait plus m’en détaché c’est vraiment intéressant de lire les écrits sur les réalités du pays.Bonne continuation.