Une nouvelle d’Eleka Eladan
EPISODE II : PARFUM NATAL
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Un crissement aigu me fit lever la tête de mon clavier. Le train ralentit et entra dans une gare. J’en avais encore pour une heure et demie de trajet jusqu’à destination. Le monsieur assis sur le siège devant moi, la cinquantaine passée, se leva et s’étira à se désarticuler comme un pantin de bois.
« Créateur du ciel, de la terre et de tout ce qui existe dans ce monde, y compris les pangolins et les mouches, sans oublier le petit écureuil qui m’a pourchassée il y a quelques jours à Berlin, fasse qu’il soit arrivé à destination. Je risque la prison à perpétuité pour meurtre s’il ne descend pas à cette gare. Les crissements du train, comparés à son ronflement, sont une mélodie de John Coltrane pour mes oreilles. Amen. »
J’ai fermé les yeux pendant un temps qui m’a semblé interminable, question de donner une chance au Créateur de tout l’univers d’essayer, de faire des erreurs, de recommencer et de se racheter. Rien n’est facile sur cette terre. Quand je les ai ouverts, le monsieur avait disparu comme par magie. Au nom de Jésus, je l’avais vaincu ! Le monsieur était bel et bien arrivé à destination. Une arrivée nouvelle quelque part en France venait de s’inscrire au compteur des multiples arrivées éparpillées dans le monde. Un court instant, je me demandais comment allait se dérouler la sienne.
« L’arrivée ». C’était le thème de la rencontre littéraire qui se déroulait à Wedding. Mon arrivée à cette soirée a failli tourner au cauchemar. J’avais un quart d’heure de retard, je ne retrouvais pas l’adresse indiquée et je m’étais foulé la cheville ! Tout ça sous un froid de canard.
La rencontre avec pour slogan « HERE IS WHERE YOU ARE », « C’est ici que vous êtes », se déroulait dans une salle appelée « Silent Green ». Après quelques coups de fil échangés avec Steve Mekoudja, oui, le Steve d’en haut (un vrai gentleman), j’ai pu enfin trouver la salle. Heureusement que les vraies choses n’avaient pas encore démarré, et Dieu merci Steve m’avait réservé une place de choix aux premiers rangs.
Il y régnait déjà une belle ambiance en attendant le début de la rencontre. Le public, très jeune et de diverses couleurs (mais je n’ai pas vu d’asiatiques) discutait au bar d’à côté ou dans la salle principale ; en fond sonore, un coupé-décalé[1] qui pouvait tuer[2] ! Une jeune demoiselle DJane mixait tous les derniers tubes africains du moment. J’étais comme un poisson dans un étang bio. Très à l’aise.
L’objet de la rencontre était la présentation du premier numéro d’une anthologie semestrielle, le « Freeman’s », du même nom que son auteur. Dans le « Freeman’s », John Freeman donne la parole à des écrivains qui l’ont marqué, afin qu’ils s’expriment librement sur un thème précis. Le thème de cette première édition du « Freeman’s » est « L’arrivée ». Sous l’impulsion de l’écrivaine Taiye Selasi, c’était donc au tour de Berlin de découvrir le « Freeman’s ».
Après le mot de bienvenue des organisateurs, c’est le modérateur de la soirée, John Freeman, qui prit la parole. Quand on connaît son parcours dans le milieu littéraire international, on est vite impressionné : critique littéraire et écrivain, rédacteur en chef du magazine littéraire « Granta[3] » jusqu’en 2013, aujourd’hui rédacteur en chef du magazine Literary Hub, publications dans le New Yorker, le New York Times, et le Paris Review. Autant on s’attendrait à un discours très protocolaire, autant on est désarçonné et surpris par la simplicité et l’humour qu’il manie avec excellence. S’adressant au public, il dit d’un ton désinvolte : « Rassurez-vous, vous n’êtes pas à un concours de beauté. C’est bien une rencontre littéraire ». Je le comprenais. Les 3 autres débatteurs étaient assurément, en plus d’être de brillants auteurs, de vraies beautés.
Malgré ce joli tableau, j’ai senti un frisson me traverser tout le corps, de mon crâne rasé jusqu’à ma cheville foulée. John Freeman venait de nous annoncer que nous étions tous assis dans un crématorium. Hein ? Avais-je mal compris ? Je ne faisais plus confiance à mon anglais depuis un certain moment mais sur ce coup, j’aurai vraiment apprécié n’avoir rien compris à son propos. Un regard autour de moi, et constatant les rires jaunes sur les visages (non, ils ne pouvaient pas être sincères !), je réalisai que je comprenai parfaitement l’accent américain de John Freeman. Que voulez-vous ? À force de se taper des heures de « Scandal », « Homeland » et « The good wife »[4] en version originale devant des seaux de Haagen Dazs caramel beurre salé, on devient une « native English speaker » sans avoir jamais traversé l’atlantique en direction de son « cauchemar américain ».
Voilà donc un cadre tout aussi surprenant que le quartier : un crématorium ! Oui, vous avez bien lu, un crématorium ! Cet endroit où l’on brûle des cadavres ; ce lieu où l’on rend un dernier hommage au proche décédé. C’était pour moi une ambiance surréaliste dans un lieu, qui jusque-là, représentait pour moi la mort, la violence et le froid glacial de la séparation. La seule et unique fois que je rentre dans un crématorium remonte à plus de huit ans. C’était pour voir le corps inerte de ma mère, inerte, gris, froid, glacé et sans vie. On ne s’y remet pas. Jamais.
Les occidentaux face à certaines situations ubuesques gardent leur sang-froid et restent imperturbables comme les soldats de la gestapo. Imaginez la même scène dans un quartier de Yaoundé, la capitale du Cameroun. Que pensez-vous que les personnes présentes feront quand elles constateront qu’elles sont dans un crématorium entrain d’écouter du Coupé-Décalé autour d’un verre ? En tout cas, moi j’aurais préféré détaler que de prendre le risque d’être mangée avec mon consentement en bonus. Qui est fou ?[5] Heureusement que l’humour l’emporta sur ma peur. J’ai plaqué mon plus beau sourire sur mon visage et je me suis bien calée dans ma chaise. Pauvre Steve ! Il s’était assis derrière une dame à l’afro volumineux. Impossible pour lui de voir les acteurs de la scène. La providence qui nous accompagnait toujours lui souffla à l’oreille qu’il y avait une place dans notre rangée. C’est ainsi qu’il put changer de siège. Une fois ce petit souci réglé, nous étions fin prêts pour la suite du débat.
L’une des premières questions posées par John Freeman aux participants était de savoir où est ce qu’ils se sentaient chez eux. Pour une personne d’origine camerounaise comme moi, qui vit depuis vingt ans en Allemagne et ayant de la famille aux quatre coins du monde, je me sentais directement concernée.
Fatin Abbas disait avoir toujours cru que chez elle c’est au Soudan. Mais après de longues années passées à l’étranger, elle s’y sentait parfois étrangère, bien qu’elle s’identifiait toujours à son pays d’origine. Le sourire et le charme de Fatin Abbas était vraiment contagieux. Cette auteure d’origine soudanaise, PhD. en Littérature comparée de l’Université de Harvard, réalisatrice du film-documentaire « Mud Missive » sorti en 2009, vivait à Berlin depuis bientôt un an, après avoir vécu en Angleterre, puis aux États-Unis. Elle a participé à la première édition du « Freeman’s » sur « L’arrivée » avec son texte narratif de fiction « On a Morning ». C’était l’occasion ce soir-là pour elle d’en lire un extrait et de partager avec le public son expérience sur l’accueil et l’atmosphère dès son arrivée dans les différents pays où elle a vécu, de raconter comment ces lieux changent et comment elle participe à leur changement en tant qu’auteure d’origine soudanaise ayant un passeport américain. Fatin Abbas, qui écrit actuellement un roman dont l’intrigue se déroule dans une ville soudanaise fictive située à la frontière des deux Soudan, a pris l’exemple de Berlin où elle vit, pour montrer que l’histoire d’une ville peut nous enseigner comment se reconstruire après être tombé. Je vous invite à lire à ce propos son excellent article «Why you should move to Berlin to be a writer »[6] publié dans le magazine « LitHub » .
« Je me sens chez moi quand je sens l’odeur du plantain. ». Ça, c’est du Taiye Selasi tout craché ! Décalé, déconcertant et inattendu, avec un charme dont elle seule détient le secret. Les éclats de rire qui ont fusé après cet aveu sensoriel avaient l’air de souffrir de solitude. La même solitude que l’on ressent quand, dans une conversation, on est la seule personne à avoir compris la blague qui n’en n’était pas une. Et pourtant ! Quelle phrase sublime elle venait de nous offrir là ! Mais pour la plupart des personnes présentes, le plantain pouvait tout aussi être le nom d’une planète nouvellement découverte où l’on soupçonnait la présence de gouttes de crème fraîche, que le nom du dernier virus fluorescent, poilu et meurtrier récemment découvert en Afrique. Encore heureux que Google soit le meilleur ami de ceux qui veulent bien accepter sa demande d’amitié et ne pas le caser dans leur liste restreinte.
Taiye Selasi est une femme magnifique dont les écrits ne laissent personne indifférent. Née de père Ghanéen, de mère nigériane, ayant vécu à Londres, en Italie, aux USA et depuis peu à Berlin, elle fait partie de la crème de la crème des auteurs depuis le succès de son dernier roman « Ghana must go », choisi comme l’un des 10 meilleurs livres de 2013 par le Wall Street Journal et The Economist. Son style littéraire, inspiré de son premier métier qui est la photographie, est d’une précision millimétrée et déconcertante. Avec des mots simples, elle est capable de vous faire découvrir la beauté d’un asticot. Ça n’est pas donné à tout le monde de réussir une telle prouesse. C’est ainsi qu’elle nous a décrit la complexité de la cuisson du plantain afin d’obtenir cette odeur particulière qui l’accueille à son arrivée chez elle. « Le plantain doit être à point », a-t-elle précisé. Seule sa mère était capable de le faire. C’est avec délice et nostalgie d’effluves de plantain que nous l’avons écouté nous expliquer la curiosité des mots que nous pouvons utiliser pour nommer certaines situations. L’un de ceux qui l’ont marquée dès son arrivée à Berlin est « Duldung », qui est l’une des catégories de titres de séjours délivrés en Allemagne aux ressortissants non européens et qui signifie « Tolérance ». Dans le même registre de curiosités, l’expression « Aliens of Extraordinary Ability », qui elle est une catégorie attribuée aux artistes, scientifiques ou sportifs étrangers ayant des mérites exceptionnels.
Il y a des habitudes dont nous ne nous défaisons jamais malgré tous nos efforts d’adaptation aux diverses cultures des pays que nous visitons. Les lieux et les espaces peuvent nous changer mais pas totalement. Il reste toujours une partie de nous qui s’oppose à tout changement. Dans ces cas, le changement ce n’est ni maintenant, ni hier, ni demain[7]. Il ne se fera jamais. Un point c’est tout. Non négociable. Quand je mange un plat de plantains avec un morceau de viande, qu’il vente, neige ou pleuve, le morceau de viande sera avalé en dernier, après tout le reste du plat. Croyez-moi, ce n’est pas faute d’avoir essayé mais rien n’y a fait. J’ai finalement abandonné ce challenge pour utiliser mon énergie à une mission plus productive pour la planète (ne vous inquiétez pas pour moi, tout très va bien. Je ne suis membre d’aucune équipe de la COP21). Voilà pourquoi je vous ai réservé mon coup de cœur de la soirée pour la fin : Michael Salu.
Avec Michael Salu, que je ne connaissais pas avant cette soirée, je découvre une approche littéraire fascinante. Son style est un cocktail d’images créatives insoupçonnables pour le commun des mortels. Il faut préciser que Michael Salu est un graphiste de renommée internationale et a été directeur artistique du « Granta ». Il l’est actuellement pour le « Freeman’s » et en a conçu la couverture. Il est né au Nigéria qu’il a quitté à l’âge de 9 ans pour l’Angleterre. Depuis bientôt un an, il savoure les délices de Berlin d’où il dirige son agence créative salu.io. Pour lui, sa relation avec les lieux n’est pas émotionnelle. Il se sent chez lui là où il se sent bien. Cela peut être n’importe où. Ah ! J’ai oublié de vous dire qu’à la place des yeux sur son visage, il y a deux émeraudes qui reflètent la lumière lorsqu’il sourit. Ceux qui disent que le créateur de l’univers et de tout le reste est juste n’ont pas encore vu les yeux de Michael Salu.
À suivre…
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