SAISON 3 : Deux marabouts, un pasteur.
ÉPISODE VII : Bastos
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Tic-tac. Tic-tac.
L’horlogerie de la montre « Aviateur » de Joseph Julio Atangana indiquait maintenant 13h00 et il ne se passait toujours rien. Pas de voiture à l’horizon, pas de bruit de voisinage, pas d’Alain ou de Claudine Tonyé.
Il fallait donc continuer à attendre. Inlassablement.
Prendre son mal en patience, accepter de se laisser distraire par les scènes de la vie quotidienne du quartier Bastos, l’un des plus cossus de la ville. Observer ces nombreuses et grotesques maisons cubiques en béton massif qui se serraient dans des ruelles minuscules et boueuses. S’amuser de ce chien affamé qui se grattait ingénieusement l’entrejambe malmenée par des puces carnivores. S’indigner en silence des ronflements de Mboudou qui dormait la bouche ouverte sur la banquette arrière de cette Renault Scénic, garée en face du large portail vert de la propriété de la famille Tonyé. Supporter l’odeur méphitique de l’haleine de Mbarga, assis à ses côtés, à l’avant du véhicule, somnolant également, une vieille bande dessinée dans les mains.
Le ciel, noir et menaçant, était déchiré par les éclairs qui s’y immortalisaient quelques instants, tel un dédale de veines blanches dans les nuages galopants. Ça et là des pages du « Cameroon Tribune », le journal national, abandonnées par des lecteurs pressés, virevoltaient dans l’air au gré des bourrasques qui balayaient également le véhicule des trois policiers.
Le portail s’ouvrit. Le gardien, Aboubakar Souleymanou, accourut vers la voiture et cogna à la fenêtre que Joseph Atangana fit aussitôt descendre.
« Je les ai appelé, Patron. Ils disent qu’ils arrivent dans 2 minutes. Vous êtes sûrs que vous ne voulez pas attendre dedans ? La pluie-là va être grave… »
L’officier de police consulta du regard ses deux collaborateurs. Mboudou s’était réveillé en sursaut, toussant comme une vieille locomotive russe. Il venait d’avaler une mouche. Le commissaire secoua la tête de dépit.
« Non. Nous attendons ici. Merci »
Déjà, la fenêtre du véhicule remontait.
La sonnerie courte mais stridente du téléphone portable du commissaire indiquait l’arrivée d’un SMS. La missive envoyée par son adjoint Pascal Étoundi était, comme à son habitude, brève et précise :
« Il n’est pas à Mokolo Élobi. Il habite Mimboman près du marché. J’y vais. Un certain Philémon Onguéné m’y précède. Ça te dit quelque chose ? »
Cela ne lui disait rien. Il répondrait plus tard. Il avait de toutes les manières une entière confiance en l’inspecteur et le savait tout à fait apte à retrouver Fabrice Ndjomo, le jeune pousseur, sans lui. Pouvoir déléguer ainsi cette tâche à son second lui permettait de suivre une autre piste. En effet, il espérait bien que Claudine Tonyé, le seul nom d’importance du carnet d’adresses de Pasto, reconstitué en partie par Mboudou et Mbarga, puisse lui permettre d’en apprendre plus sur le sexagénaire et ses méthodes de travail. Les avancées des derniers jours laissaient penser au commissaire que ces méthodes étaient précisément à l’origine de son assassinat brutal. Une simple visite de routine donc. De ce fait, l’insistance de Madame Tonyé à ne vouloir le rencontrer qu’en présence de son époux intriguait le commissaire Atangana qui n’en déduisait pour l’instant pas forcément ni la raison, ni l’utilité. Aurait-elle quelque chose à se reprocher ?
Tic Tac. Tic-Tac.
13h34. Une heure déjà qu’ils attendaient au lieu de rendez-vous fixé par madame Tonyé quelques heures auparavant au téléphone. Les contours d’une énorme Mercedes noire se dessinèrent enfin au bout de la ruelle. Le lourd véhicule se frayait avec difficulté son chemin dans la petite ruelle « toiture verte » du quartier, précédé par des chats errants rachitiques qui prenaient le large à vive allure. Alain Tonyé immobilisa son carrosse devant son portail, klaxonna plusieurs fois et s’engouffra dans la concession sans un regard ou un mot de remerciement pour le gardien qui venait de lui ouvrir.
Par un bref hochement de tête à peine perceptible, Aboubakar Souleymanou fit signe aux policiers qu’ils pouvaient entrer eux aussi et Joseph Atangana manœuvra la Renault Scenic au milieu d’un jardin hétéroclite, pendant que le lourd portail vert se refermait derrière lui.
Alain et Claudine Tonyé qui avaient déjà quitté leur véhicule, les attendaient sur le perron de la villa. L’homme, dans la cinquantaine sportive, arborait un costume trois pièces sombre qui lui donnait un air distingué que l’expression rude de ses traits soulignait encore plus. Sa gourmette en or, en évidence sur son poignet droit, scintillait dans la faible lumière du jour pendant que sa cravate se balançait dans le vent. Il n’avait pas l’air particulièrement heureux et ignora un bref instant la main tendue du commissaire pour s’en prendre à Aboubakar Souleymanou, qui attendait derrière les trois policiers.
« Tu attends quoi ? Est-ce que le chien a mangé ?
— Non patron. »
Puis se tournant vers son épouse qui n’avait pas dit un mot, il lui jeta un lapidaire :
« Claudine, il faut qu’il s’occupe de ce genre de choses, hein ? Ce n’est pas à moi de lui demander de nourrir le chien. » Joseph Atangana se retourna vers la niche de « Zeus ». Le clébard squelettique ne souffrait manifestement pas seulement depuis ce jour de la faim.
Les personnages qui se voulaient d’importance au Cameroun ne s’adressaient que rarement directement à leurs employés, très souvent considérés comme des sous-hommes. Ils abandonnaient la gestion totale de tout ce qui touchait au foyer à leurs épouses dans une répartition des tâches digne du moyen-âge.
Le policier comprit instantanément qu’Alain Tonyé souhaitait afficher son autorité et ainsi imposer son rythme aux échanges qu’ils auraient. Claudine, pour sa part, se contenta de lancer un regard noir au gardien qui courut chercher des restes de nourriture à la cuisine.
« Bonjour M. le commissaire, je suis Tonyé Alain. Excusez le retard s’il vous plait, j’avais une réunion avec le ministre. »
Atangana sourit. Tonyé était donc un de ces prétentieux hommes de pouvoir qui ne manquaient pas une occasion de se la jouer à la Justin Trudeau. Ce constat pourrait bien lui être de grande importance, pensa-t-il.
***
S’il y avait bien quelque chose que Marie-Paule Ngo Mbéa détestait, c’était d’être interrompu dans son travail. La secrétaire du commissariat du 21ème arrondissement moulée dans une jupette de la taille d’un tricot pour enfant de moins de trois ans, jouait de la main droite avec son stylo « Bic » et époussetait avec désinvolture de la gauche son chemisier blanc sur lequel la poussière d’un des nombreux dossiers de son minuscule bureau venait de tomber. Le commissaire Évouna et son adjoint Mballa Mballa Firmin à qui la jeune dame n’avait toujours pas proposé de sièges, s’impatientaient et le laissaient savoir par des grognements d’hommes de caverne.
« Il rentre quand ? », demanda finalement l’officier de police, énervé.
Marie-Paule lui lança un regard perçant mais prit néanmoins le temps de décroiser et recroiser ses longues et fines jambes avant de lui donner une réponse sur un ton de défiance.
« Pourquoi ? Vous lui voulez quoi cette fois ?
— Madame, vous n’êtes pas le commissaire, répondit-il sur un ton hautain.
— Peut-être, mais ici, rien n’arrive au commissaire sans d’abord passer par moi. »
La dureté de la riposte désarçonna Évouna. Il était de la vieille école et ne s’était toujours pas habitué à ce monde dans lequel les femmes se permettaient de regarder les hommes droit dans les yeux et de surcroît, leur répondre directement.
« Mais…mais…, balbutia-t-il.
— Mais quoi ? Vous croyez que nous ne savons pas ? dit-elle avec force, avant d’ajouter ; vous ne vous en tirerez pas comme cela ! »
Evouna feint l’innocence.
« Madame, je ne sais pas de quoi vous parlez ! Je suis ici pour une raison précise !!
— Ah oui ? Laquelle ?
— Bon, puisque vous ne voulez pas me dire quand votre chef va rentrer, transmettez-lui donc ceci : j’ai entendu qu’il enquête sur le meurtre de Marcel Zambou. Ce n’est pas son affaire. S’il continue à venir fouiner dans mes choses, ça va mal se terminer.
— Vous devez lui dire plutôt merci. Il a plus avancé en quatre jours que vous en un mois.
— Madame, faites attention ! lui rétorqua le policier, visiblement courroucé.
— Sinon quoi ? »
Menaçant, le commissaire Évouna se pencha sur la table de travail de la jeune femme pendant que son adjoint, un colosse au crâne rasé et à la moustache fournie, attendait derrière lui, les bras croisés. Il était si près d’elle que Marie-Paule pouvait maintenant sentir son haleine chaude et avait vue imprenable sur ses cheveux blancs et sa barbe bien fournie.
La tension était palpable.
Soudain, comme sur appel, la porte du bureau s’entrouvrit et Bertrand Nkolo, le plus jeune policier du commissariat, fit irruption dans la pièce plongée dans une semi-pénombre du fait de l’orage qui s’annonçait.
Marie-Paule ne put retenir un soupir de soulagement.
« Bertrand, s’il te plait, dit aux gens-ci de sortir ! »
Le jeune homme bomba le torse et se plaça en face de Firmin Mballa Mballa.
« Monsieur, vous voyez l’heure qu’il est. La nuit tombe et il va pleuvoir. Je vous prie de rentrer chez vous ! »
Le commissaire Évouna s’était redressé et affichait désormais un sourire mauvais. D’un hochement de tête, il indiqua à son collaborateur qu’il remettrait son affrontement à plus tard.
Dehors, les premières gouttes de pluie battaient les fenêtres et les tôles de l’édifice. Le vent soufflait avec virulence, tourmentant les battants en bois. Il faisait nuit noire à présent.
« Vous avez de la chance, jeta le commissaire Évouna, votre ministre a été reconduit à son poste. Mais sachez que la roue tourne. Dites à votre commissaire de se mêler de ses affaires ! »
Sur ce, il quitta la pièce, flanqué de son adjoint.
Un long instant, Bertrand Nkolo et Marie-Paule Ngo Mbéa restèrent silencieux, fixant la porte comme s’ils s’attendaient à voir ressurgir leurs adversaires. C’est l’arrivée d’un SMS sur le téléphone portable de la secrétaire qui les sortit enfin de leur torpeur. Ses traits se défirent à sa lecture.
« Qu’est ce qu’il y a ? demanda Nkolo, visiblement inquiet.
— C’est Étoundi. Ils ont eu le pousseur. »
Par Félix Oum
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Félix Oum
FÉLIX OUM
Félix Oum est né au Cameroun et a fait ses études en ingénierie à l’université technique de Berlin. Il travaille dans le domaine énergétique à Stuttgart. Il se passionne depuis des années pour le dessin et l’écriture, plus précisément l’écriture de poèmes et le travail à un roman. Très attaché à son Cameroun natal, il décide en Mars 2014 de se lancer dans la rédaction d’une série de nouvelles sur le quotidien des forces de l’ordre face aux réalités africaines avec l’intention affichée de donner ainsi à son pays son premier « Sherlock Holmes ».
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