SAISON 1: LA DAME DE NKOLBISSON
ÉPISODE 2 : Empreintes
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Illustration Briand-Nelson Mutima
Les premiers véritables rayons de soleil faisaient déjà leur apparition au travers du safoutier géant trônant dans le jardin de la concession voisine. Un coq chantait dans le lointain, ce qui apparaissait particulièrement absurde lorsque l’on se savait dans l’une des plus grandes métropoles d’Afrique centrale. Mais ici, les montres tournaient à leur rythme et vivre en ville n’impliquait aucunement pour les Yaoundéens le renoncement aux coutumes du village.
Il n’était donc pas inhabituel de voir des poules, des canards, des brebis et parfois même des cochons se promener dans les propriétés privées de la capitale et cela bien souvent d’ailleurs chez les citadins les plus fortunés.
Certains d’entre eux entretenaient parfois des élevages illégaux qui entraînaient dans leur sillage leur lot d’odeurs nauséabondes qui infestaient le quartier mais dont personne n’osait se plaindre publiquement, de peur de s’attaquer à un éventuel membre des clans au pouvoir et d’en subir durement les conséquences souvent féroces.
Dans la rue principale du quartier Nkolbisson, les petits commerces avaient ouvert leurs portes, et les gargotes à ciel ouvert où les vendeurs à la sauvette avaient leurs habitudes, accueillaient déjà les premiers clients. Ces derniers échangeaient à haute voix sur les exploits footballistiques de Lionel Messi durant le match de football de la veille, et ce dans l’indifférence totale des conditions hygiéniques dans lesquelles leurs petit-déjeuners de « pain-sardine à l’œuf « bouilli » » étaient concoctés.
Au bout de la ruelle « Descente Poubelle » la foule bruyante et particulièrement matinale ne s’était, elle, nullement dispersée.
Qui aurait pu la lui reprocher ?
Ce genre d’événement était d’une rareté absolue dans ce quartier résidentiel certes surpeuplé mais néanmoins de passable réputation. Du moins autant que cela pouvait l’être pour un quartier de Yaoundé où il y avait plus de bars au mètre carré qu’une bouche ne compte de dents.
Tous les yeux continuaient à être rivés sur le Commissaire Joseph Julio Iglesias Atangana et ses collaborateurs du commissariat du vingt-et-unième arrondissement de Yaoundé qui s’évertuaient tant bien que mal à résoudre l’énigme que représentait le probable assassinat d’Amandine Tchonkeu dans la quincaillerie de son époux pendant la pluie diluvienne de la nuit précédente.
Le sol fraîchement cimenté attira l’attention de Joseph. Il toucha une serpillière qui se trouvait dans un seau vide à quelques mètres seulement de la victime. Et, apparemment du coq à l’âne, il fit remarquer :
« La boue est fraîche. »
« Oui, c’est la faute à tous ces lascars qui l’ont rapportée à l’intérieur. Tu sais comment ils sont … »
L’inspecteur Pascal Étoundi, le second du commissaire, avait une incroyable animosité à leur égard. Lui, avait grandi et étudié au Cameroun et portait un trait d’honneur à démontrer qu’on pouvait avoir vécu sur place mais n’avoir rien à envier en terme de professionnalisme aux membres prétentieux de la diaspora qui aimaient volontiers donner des leçons mais qui n’avaient aucun remord à abandonner leur pays à nouveau pour repartir dans leurs contrées d’adoption, loin, comme ils le disaient souvent, de la saleté et de la puanteur de l’Afrique qu’ils ne ménageaient pas pour un sou.
C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il appréciait autant Joseph qu’il connaissait depuis sa plus tendre enfance. Lui, était revenu et était resté. Cela méritait son respect.
Les sourcils froncés de son ami l’alertèrent néanmoins. Il savait que cela signifiait que ce dernier venait de faire une découverte d’importance.
« Qu’y a-t-il ? », demanda-t-il alors sans détour.
« Il n’y a pas de boue séchée sur le sol. »
Pascal regarda de plus près.
« Oui … et … ? »
« La pluie …Quand a-t-elle commencé à tomber ? »
Pascal sortit quelques instants et interpella un jeune garçon dans la foule de badauds massés devant la quincaillerie et avides de jeter un coup d’œil à l’intérieur de l’édifice, refrénés seulement par les coups de matraque de l’officier de police Mbarga.
Le jeune homme était presque aussi grand que l’inspecteur mais tellement maigre que l’on distinguait quasiment son squelette sous son T-shirt lamellé à l’effigie du Bayern de Munich, édition 1980.
Après quelques minutes d’entretien, Pascal revint avec un sourire aux lèvres, pensant avoir compris où son chef voulait en venir :
« Il a plu toute la nuit d’après les voisins. Elle ne s’est arrêtée que peu avant six heures du matin. »
« Comment t’expliques-tu qu’il n’y ait pas de traces de boue séchée alors ? Le voleur – si c’en est un – a bien dû rentrer pendant la pluie. Il aurait dû avoir de la boue aux pieds. Et elle aussi d’ailleurs. Il n’est pas possible qu’elle ait nettoyé la boue du voleur. D’abord parce que la serpillière est complètement sèche et ne semble pas avoir été utilisée et ensuite parce que je suppose qu’elle devait déjà être morte … »
Les deux policiers qui suivaient le dialogue ne purent s’empêcher de ricaner. Pascal leur infligea un regard noir avant de demander :
« Ok, mais si elle n’est pas entrée dans le magasin pendant la pluie et le voleur non plus, comment se retrouve-t-elle ici ? »
Joseph enleva ses lunettes et les nettoya. Pascal devina que son chef était tout aussi perplexe que lui. Un événement particulièrement rare.
Soudain, le commissaire lui tourna le dos et sortit précipitamment du magasin. L’inspecteur le suivit sans comprendre. Il le retrouva devant la porte de la quincaillerie à scruter le minuscule pont de bois qui reliait la ruelle et le petit commerce, et qui permettait de passer au-dessus de la rigole creusée à mains d’hommes pour évacuer les eaux de pluie.
Joseph se retourna avec un regard triomphant :
« Et si une voiture avait garé juste devant ? Il n’y avait plus qu’à en descendre en posant les pieds sur le pont de bois sans laisser d’empreintes dans la boue. Après, on est directement dans la boutique sans avoir à se les salir. Le chauffeur, lui, n’aurait eu que quelques mètres à parcourir pour contourner le véhicule. À condition naturellement qu’il soit descendu lui aussi. Sur la pointe des pieds on se les emboue à peine… »
« Donc elle s’est fait déposer en voiture dont la pluie a effacé les traces du passage… Et son assassin ? »
« Il aurait pu en faire de même. Et s’ils étaient venus ensemble? Peut-être s’agit-il du chauffeur?»
« Humm … Et personne n’a rien entendu?» Pascal ne semblait pas convaincu.
« Réfléchis. La boutique est en contrebas de la ruelle. Derrière il n’y a manifestement plus aucune habitation mais des marécages. Son voisin le plus proche est à vingt mètres et il pleut. La majeure partie des maisons ici n’ayant pas de plafonds et la pluie tombant directement sur les toits de tôles, il est bien difficile de s’entendre déjà soi-même. Alors une voiture qui passe dehors… »
« Ce n’est pas faux. »
« Qu’a-t-on dérobé, au fait ? »
« C’est bien ça le plus bizarre. Rien que des babioles insignifiantes. La caisse était vide à cette heure de la matinée. Tout voleur devrait le savoir. Aucun gérant de boutique à Yaoundé ne laisse son argent dans la caisse durant la nuit … »
Joseph réfléchit une seconde puis ordonna au plus âgé des policiers de s’approcher.
« Monsieur Mboudou, venez ! »
« Oui chef? »
Appolinaire Mboudou était manifestement inquiet de savoir ce qui allait lui tomber dessus. C’était un homme particulièrement laid qui promenait devant lui une bedaine gargantuesque et un nez rempli de verrues qui lui donnait des allures de sorcière Carabosse. Il respirait lourdement et puait la transpiration.
« Vous avez écouté. Quelles conclusions tirez-vous ? »
« Chef ? »
Son air imbécile n’était nullement feint.
« Ben allez, Monsieur Mboudou, ce n’est pas bien difficile. Quelles conclusions tireriez-vous ? », répéta le commissaire patiemment.
« Je pense que cette dame est sortie très tôt de chez elle. Comme il pleuvait, elle a demandé à un clando[1] de la déposer devant sa boutique. Elle était à peine entrée qu’une voiture s’est garée elle aussi, un voleur en est sorti et l’a surprise en train d’ouvrir. Raison pour laquelle il n’y a pas eu d’effraction à la porte. Il la force à entrer, elle se rend compte qu’elle le connaît, il l’étrangle avec son foulard, constate que la caisse est vide et commence à fouiller le magasin à la recherche d’objets de valeur. Puis il remonte dans la voiture en emportant quelques babioles.»
La perspicacité de Mboudou étonna quelque peu Joseph et Pascal. Comme quoi, cet abruti était manifestement en mesure de pouvoir faire travailler son neurone solitaire. Il fallait peut-être simplement le mettre un peu plus souvent à l’épreuve. Et être patient. Très patient…
L’étonnement passé, Joseph se gratta la tempe comme il en avait l’habitude quand il était pressé d’intervenir dans une discussion :
« En effet Monsieur Mboudou, il s’agit là d’une excellente analyse. Mais vous savez comme moi que quatre heures ou quatre heures trente, l’heure à laquelle Mme Tchonkeu vient nettoyer n’est pas forcément propice aux cambriolages. À cette heure-là, les ménages se lèvent, les marchandes comme cette vendeuse de beignets au bord de la route s’apprêtent à commencer leur travail. La possibilité de se faire surprendre est bien trop élevée. D’habitude ils viennent une ou deux heures plus tôt quand le quartier dort ou en fin de soirée. »
Mboudou hocha de la tête, néanmoins fier d’avoir pu si bien tirer se tirer d’affaire.
Joseph continua :
« Et puis il y a les autres cambriolages … »
« Oui, sauf que c’est la première fois qu’il y a une victime ! », compléta l’inspecteur Étoundi Pascal.
« Tout à fait Pascal ! Tout à fait ! Mais qu’ont donc ces cas en commun ? Que penses-tu ? »
L’officier de police Pascal fronça les sourcils, faisant appel à sa mémoire. Du bout du doigt il feuilletait son carnet où il avait pris l’habitude de noter toutes ses observations.
« Il s’agit de quincailleries dans les douze cas. Elles ont toutes été dévalisées de nuit, vers vingt-trois heures. Les voleurs viennent toujours à deux dans une voiture. Très souvent une Toyota Corolla. »
Conduire une Toyota Corolla à Yaoundé, c’était comme s’appeler Dupont en France. Il était absolument inutile de perdre son temps à suivre cette piste.
Pascal continua :
« À vingt-trois heures, les gérants des quincailleries s’apprêtent à fermer boutique, les caisses sont pleines. Les voleurs agissent vite. Le premier reste dans la voiture, le second braque la boutique avec une vieille mitrailleuse. Toujours en semaine cela dit. Le quartier étant déjà presque désert vers vingt-deux heures du soir, personne ne les remarque. »
« Peu de similitudes avec notre cas en effet … »
Joseph s’accroupit au-dessus de la victime. Elle avait été très jolie et ses nattes sur la tête étaient fraîches.
Quel gâchis.
Il leva la tête vers Pascal :
« On ne trouvera rien d’autre ici. On remballe. Que les autres prennent les dépositions dehors. Peut-être que quelqu’un a vu quelque chose. Demande-leur d’être courtois. On obtient ainsi de bien meilleurs résultats que lorsqu’on brutalise la population. »
Pascal répondit dans un ricanement désabusé :
« Oh pour ça Jo…Ne t’attends pas à des miracles. Ces incapables ne connaissent que la matraque ! »
Le commissaire était quelque peu dépité. Exercer son métier de policier à Yaoundé, c’était surtout faire preuve de beaucoup de patience et d’esprit de déduction. Il n’existait que peu de médecins légistes, pas de fichier de police et parfois d’ailleurs, même pas de budget pour le carburant des véhicules de service. Joseph avait dû se déplacer avec sa voiture privée, un 4×4 Toyota Fortuner qu’il avait fait importer d’Allemagne un an plus tôt.
L’intuition du commissaire lui disait pourtant que la résolution de cette énigme impliquait certainement un plongeon dans l’univers criminel de la ville mais surtout, et cela était bien le pire, la réactivation d’anciens indics du milieu.
« Pascal, tu es armé ? »
« Oui. Pourquoi ? », répliqua l’inspecteur perplexe.
« Tu viens avec moi ! », continua son chef sur un ton sombre, avant d’ajouter :
« Nous allons rendre visite à un vieil ami… ».
L’air soucieux du commissaire n’était pas sans raisons. Ce dernier se doutait bien qu’il y avait de fortes chances que ce « vieil ami » ne fût nullement enchanté de le revoir.
…À suivre
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[1] Taxi clandestin. Des véhicules privés sont parfois illégalement utilisés à Yaoundé pour le transport en commun.

Félix Oum
FÉLIX OUM
Félix Oum est né au Cameroun et a fait ses études en ingénierie à l’université technique de Berlin. Il travaille dans le domaine énergétique à Stuttgart. Il se passionne depuis des années pour le dessin et l’écriture, plus précisément l’écriture de poèmes et le travail à un roman. Très attaché à son Cameroun natal, il décide en Mars 2014 de se lancer dans la rédaction d’une série de nouvelles sur le quotidien des forces de l’ordre face aux réalités africaines avec l’intention affichée de donner ainsi à son pays son premier « Sherlock Holmes ».
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